samedi 12 mars 2011

484 : vendredi 11 mars 2011

« Mais Léon, puisque je vous dis que c’est dans la veste de Charles que j’ai découvert cette carte de visite au nom de Spade! »


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Retour au point zéro, début Je n’ai pas su quoi leur dire quand la question est tombée : où l'est, le vieux monde ? Jusque-là ils étaient certains que le vieux monde se situait à Copacabana. Aujourd'hui des nouvelles d'eux m'arrivent de très très loin. Avant ils vivaient tous tassés dans des trous agglutinés les uns sur les autres sans comprendre pourquoi. Est est tellement éloigné du palier de ma porte... Leurs émotions comprimées avaient soif de voyage. Où l'est, le vieux monde ? Après que j’ai hésité, fais le détour de la question, que j’ai séché sur pieds, hop, le chat a croqué ma langue. Ce fut la cause de leur départ, avant mon silence ils n'étaient pas vagabonds. Ils se sont mis en jambes. Zéro heure, un jour, dix semaines, cent mois avant d’atteindre Milan. Une force inquiète comme un vent orageux les a dénichés et entraînés sans bruit derrière les frontières, au-delà des no man’s land et des océans en quelque sorte, animés du seul espoir d'atteindre est. Est avait d’abord été une possibilité obsolète, est était rempli de promesse d'aubes... En un instant est est devenu leur unique objectif. Leurs yeux s'étiraient au fur et à mesure qu'ils cheminaient dans la direction du soleil matinal. Est serait finalement plus loin qu'on ne se l'imagine couramment. L'atteindre, macache, mais ils n'y arrivent pas ! Est se déplace constamment à mesure qu'ils progressent. Mais, est-il concret dans le fond, moi aussi je commence à m'interroger. Il parait que ouest, c'est kif-kif bourricot, la même promesse de vains mouvements, de parcours sans bornes, d’épopée fiasco. Jamais on n’y arrive. Quel désenchantement, quel choc ! Alors que nord et sud sont beaucoup plus cernables, des points fixes, on peut y aller pour de vrai, et s'essuyer carrément les moon boots dessus.


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7. Le crayon de Monsieur Pasdeloup Monsieur Pasdeloup est maître d’école à Dijon dans le quartier de la Manutention. C’est la fin des années cinquante. Il porte une blouse grise ceinturée. De sa poche de poitrine (cf. le Crayon de mon grand-père) dépasse le capuchon d’un stylo plume Waterman, reconnaissable au W sur la barrette, et un reste de crayon HB vert à bout noir. Il marche souvent dans l’espace entre les pupitres, les mains dans les poches de sa blouse. Il porte, aux pieds des pantoufles, de type Charentaise, et sur le nez de grosses lunettes aux verres à double foyer et aux montures épaisses en imitation écaille claire. Comme son nom l’indique, Monsieur Pasdeloup se déplace sans bruit, à pas de loup. On ne l’entend jamais arriver. Il se plante derrière un élève et dès que celui-ci à le malheur de commettre une faute – n’importe laquelle, elles se valent toutes pour l’instituteur – il lui écrase les deux joues entre les deux battoirs qui lui tiennent lieu de mains. C’est une sale expérience. On a les joues et les oreilles rouges et violemment cuisantes. Autant par la douleur que par la blessure d’amour propre. Personne ne ricane jamais, sauf son fils qui est dans cette classe et qui se bidonne – il est gros et gras avec de ridicules cheveux frisés coupés ras sur les tempes et qui forment une touffe en cône sur le dessus du crâne. Bien entendu, il échappe à ce traitement particulièrement imbécile. L’année suivante – nous sommes au début des années soixante –, je vais au lycée. Le fils Pasdeloup aussi. Un soir, je le rattrape au coin de chez lui, entre la rue Pasteur et la rue de Tivoli, et lui pète la gueule, autant pour ses ricanements que pour les baffes de son père. Le lendemain le père Pasdeloup est venu se plaindre à mon père. Je me suis pris une sacrée flopée de torgnoles en rentrant le soir. On m’a envoyé me coucher sans dîner. Sous le drap et la courtepointe, à la lumière de ma lampe de poche, j’ai écrit dans mon cahier secret – Hercule bandant son arc sur la couverture bleue – avec le reste de crayon que j’avais piqué, sur son bureau, au père Pasdeloup – il n’avait qu’à pas le laisser traîner – quelques semaines avant la sortie du CM2 : “ Un jour, je me vengerai et je quitterai cette maison et tout le monde sera bien triste. ” Je lisais les Aventures du Petit Nicolas dans Pilote à cette époque. Encore aujourd’hui, je lui mettrais bien un autre bon bourre-pif si je le croisais le fils Pasdeloup.


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C’était la coupure de courant, tout l’étage, le silence soudain des souffleries tues, l’ordinateur vaincu, pour un temps, et le travail avec, tout le monde vite debout, sourires, éclats de rire, murmure des conversations, la machine café arrêtée elle aussi, pas grave, on marche, le courant revient, on tarde, on espère une nouvelle coupure, mais rien.


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L'ombre s'éprend du ciel en perte de lumière, bientôt une nuit sans lune, bientôt des heures de veille. Les voisins peu à peu allument feux et lampes, les rues de leur côté étreignent le silence. Seul le cœur d'une maison reste aveugle à l'ennui, les enfants rient et dansent, les adultes boivent et mangent. Dans le secret des murs résonne une joie étrange, ici c'est le printemps quelle qu'en soit la raison.


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Elle avait porté fièrement son nom les 17 premières années de sa vie. Sa famille lui semblait spéciale et même exemplaire. A 18 ans, elle n’éprouvait plus ce sentiment d’appartenance mais considérait son nom comme l’un des nombreux éléments constitutifs de son identité. Il n’y avait pas à en être fière, ni même à en avoir honte, c’était une qualité comme une autre, comme la forme de son nez ou sa susceptibilité, son goût pour le fromage ou son manque de volonté. Bientôt ce ne fut qu’un nom qu’elle conservait par féminisme, en changer ne lui présageait rien de bon. Et puis un jour, ce fut un nom qui ne lui disait plus rien. Ceux qui le portaient étaient loin, certains grâce à ses efforts, d’autres malgré elle. Elle continuait d’en apprécier la sonorité mais il n’avait plus de sens. Elle fut soulagée d’être une femme et de ne pas avoir à le transmettre. Elle se demanda si elle voulait en changer. C’était possible. Cela changerait-il sa vie et qui elle était ?