vendredi 11 février 2011

455 : jeudi 10 février 2011

Léon n’avait qu’un an, et déjà les Soviétiques annonçaient qu’eux aussi détenaient la bombe H.

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C’était ne pas la voir le matin et croire alors à une loi universelle de compensation qui refusait qu’elle soit vue plus de cinq fois par semaine et se mettre, dès lors à attendre le lendemain au milieu des dossiers qui, aujourd’hui pourquoi aujourd’hui, déferlaient sur le bureau avec des questions toutes plus déplacées les unes que les autres dont les solutions hors-budget, hors-compétence, hors-cœur de métier, hors de propos, hors de l’imagination des gens qui avaient besoin des réponses pour gagner leur vie les faisaient toutefois partir avec d’autres questions, d’autres réponses même, et ce moins rarement qu’on ne l’aurait pensé.

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Il est temps de partir à pied et de finir le monde. En allant partout, sans cesser de marcher avant d’être allé partout. Le monde ne sera pas fini tant que personne, tant qu’une seule et même personne, ne l’aura pas fait. Il faut un jour qu’une seule et même personne marche sans fin, ne s’arrêtant que pour se reposer et reprenant la marche une fois reposée, jusqu’à être allée partout. Alors, le monde sera fini, et il pourra continuer sans se soucier d’aucune fin, elle aura été soldée, et plus rien n’aura de conséquence. Il aurait été temps, il est peut-être trop tard.
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Franck sifflote et affûte sa lame. Sous ses pieds reposent quinze retraitées dont les corps nourrissent des futurs vers de pêche. L'herbe est jaunie de chaleur, la terre craquelée de soif. Devant la maison, le portail rouillé gémit au vent brûlant qui transporte poussières et grain de sable. De l'autre côté de la colline, en face, la plage, d'où émanent les rires insouciants des vacanciers bravant la canicule. Franck sent la soif en lui. Tous les ans, c'est ainsi. Il aligne un nouveau corps dès l'automne arrivé. Un corps d'été congelé, un corps de femme ridée et racornie, toutes de la même taille, toutes en chignon blanc, toutes reflets de sa mère. Son anniversaire arrive, il va lui falloir aller la voir, subir ses moqueries acerbes et accepter qu'elle ne l'aimera jamais. Cette année, peut-être, il sera un homme. Cette année, peut-être, il parviendra à la faire taire, elle, et non une autre. Franck sifflote et affûte sa lame. Dans quelques heures aura lieu la messe du soir, la messe des vieux, dans quelques heures il partira à la chasse.

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Quentin, tout le monde l'aime bien dans de le quartier, même Teresa la boulangère qui n'aime pourtant personne, nous y reviendrons bientôt. Quentin, disais-je, c'est l'adorable monsieur, toujours élégant, toujours poli, qui ne fait pas ses 50 ans, pardon, ses 49 ans et 7 mois. Oui, soyons précis car Quentin aime les chiffres. Il est directeur des ressources humaines. Alors quand le conseil d'administration lui demande de virer 10 % du personnel d’une filiale, Quentin vire 10 % du personnel de la filiale concernée, pas 9 %, à la limite il en vire 11 % et le conseil ne lui en tient pas rigueur. Et quand l'enveloppe des augmentations est de 0,808 % (une grande année !), il n'arrose pas les salariés avec 0,909 %, non, il respecte l'enveloppe, peut-être la réduit-il à 0,707 %, et le conseil ferme les yeux. Quentin est donc un type bien sur lequel on peut compter justement, surtout si on est hiérarchiquement au-dessus de lui dans l'organigramme de l'entreprise. Ce chic type aide les vieilles dames à traverser la rue, enfin, dans son quartier uniquement, la bonté a ses limites, géographiques. Il donne aussi la pièce à Paolo le clodo. Une fois par semaine, parce qu'il ne veut pas encourager l'oisiveté, le dimanche sur le parvis de l'église après la messe, devant tout le monde. Monsieur le curé ne comprend pas pourquoi sa femme l'a quitté (la femme de Quentin, je précise), un homme si bon, si droit, si pieux. En 11 ans dans la paroisse, il ne lui a confessé qu'un seul écart : c’était avec une prostituée pendant la visite d’une filiale en Afrique. En fait de prostituée, il ne sait pas trop, avec l’alcool, on fait plus trop la différence, on ne sait plus trop si elle était consentante non plus, ceci dit, quelques euros avaient suffit pour qu’elle ne porte pas plainte pour viol ; finalement, vu qu’il a dû payer, c’était comme une passe, quoi. Il n’a pas donné ces détails à monsieur le curé, pour lui éviter une attaque, le pauvre, parce que Quentin a le souci de la santé de ses amis. Quentin, le brave homme, aime beaucoup son quartier, surtout depuis qu’il s’est embourgeoisé, on est un peu plus entre nous, vous voyez, c’est n’est pas que Quentin soit raciste, ça non, d’ailleurs il va souvent boire un café dans le bar de sa rue, tenu par un Arabe, très gentil pour un Arabe d’ailleurs, alors il n’est pas raciste. De plus, il achète son pain à la boulangerie tenue par une Portugaise, plutôt bien roulée. Il se trouve justement devant elle quand le convoi arrive. À ce moment-là, il se dit qu’il aimerait bien se la faire, la Portugaise. Vous voyez, Quentin, c’est juste un salaud ordinaire.

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C’est l’heure où le ciel s’assombrit, où le vent tombe, où la ville se couvre d’ombre, où chacun aspire au repos, où la rumeur s’efface. Il se dirige à grands pas vers celle qui l’attend, tournant dans sa tête les mots choisis, ne sachant toujours pas comment les assembler, hésitant sur la manière de les prononcer. Déjà, il se sent prêt à renoncer mais ses pas le portent jusqu’au petit banc de bois au milieu de l’allée, près du bassin, là où les crapauds se donnent rendez-vous pour leur concert nocturne. Elle, la jeune femme qu’il aime, celle qui peuple ses journées et ses nuits, sa danseuse aux doigts de fée ! Elle et son rire en cascade, son petit chignon qu’elle défait pour lui plaire, son maintien qu’elle abandonne pour se blottir dans ses bras. Elle, sa petite reine aux yeux d’écureuil, à la bouche gourmande, au menton volontaire. La première fois qu’il l’a vue, elle dansait seule au fond du parc, près du vieux kiosque. Il faisait presque nuit, il a d’abord cru à un rêve, il s’est approché sur la pointe des pieds. Fasciné et quelque peu troublé, il est tombé aussitôt amoureux de cette silhouette menue qui se déplaçait avec tant de grâce ! Tous les soirs de la semaine, il est revenu . Elle ne s’est jamais inquiétée de cet inconnu qui se contentait, assis sur l’herbe, de la regarder travailler. Finalement, un soir où une fine pluie s’est mise à tomber, elle a défait ses chaussons, les a rangés dans son sac, a enfilé une veste, des bottes à lacets puis lui a malicieusement lancé son sac. Ils sont partis ainsi, heureux de leur complicité et il l’a invitée à boire un café. Depuis, ils se retrouvent chaque soir, elle danse ; parfois, elle s’arrête pour lui donner un baiser. C’est maintenant qu’il va lui dire ce qu’il tait depuis tant de temps ! Elle est là, immobile, elle le regarde. Avant même qu’il ne prononce un mot, elle éclate de rire et applaudit, puis l’entraîne dans une valse effrénée. Il n’a rien dit, pas un des mots choisis. Elle a su lire en lui et traduire sa joie à sa façon, avec son corps qu’elle manie divinement bien, avec son cœur aussi, répondant à son amour par un magnifique sourire. Ils dansent longtemps tous les deux, jusqu’à ce qu’ils n’en puissent plus et qu’ils déposent sur l’herbe leur désir, éclairés par les rayons de lune.

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Bataille mouche Nous grimpâmes le petit escalier métallique, peint et repeint au moins soixante-treize fois d'un blanc épais, et prîmes place à l'avant, sur la première rangée des fauteuils de plastique qui garnissaient, alternés jaune et orange également défraîchis, ce que nos hommes, question d'habitude, étaient tentés d'appeler le pont supérieur. A l'évidence, un profond réaménagement aurait été bénéfique, voire indispensable, mais l'imminence évidente de l'attaque ne nous permettait même pas de l'envisager. Il faudrait faire avec les moyens du bord, et c'était le cas de le dire.