samedi 5 février 2011

449 : vendredi 4 février 2011

« Léon, tu aurais vu la tête de Charles quand je suis descendue du grenier avec cette casquette absolument ridicule sur la tête ! »

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Sa voix est douce au téléphone. Tout à coup elle lui semble loin, à des milliers de kilomètre alors qu'elle n'est que de l'autre côté de la vitre. S'il ferme les yeux, il savourera le voyage de sa voix chantante et la distance sera la même. Une vitre, c'est comme un ravin. Il ne peut pas la toucher, sentir son odeur, sa chaleur, il ne peut pas la rassurer, la serrer délicatement dans ses bras, il ne peut rien à part la dévorer des yeux, lui dire je t'aime d'un regard et avec des mots et la paume de sa main qu'il étend afin qu'elle y pose la sienne en transparence. Elle a l'air si forte dans sa fragilité tragique, et derrière sa tête haute il décèle une peur sauvage qu'elle n'avouera jamais. Elle ferme les yeux de lassitude, peine à déglutir. Son crane lisse parait trop grand pour son visage, ses cheveux sont tombés lentement d'abords, puis par mèches, avant qu'elle ne les rase. Son séjour en chambre stérile se poursuit, ils comptent les jours avant qu'elle ne sorte, avant qu'elle ne soit plus radioactive, avant que son cancer régresse, avant qu'elle puisse enfin se blottir contre lui, tout simplement, peau contre peau, cœur contre cœur dans le silence.

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Le secret d’Ernestine II Une fois par mois, Ernestine prend le car, devant la mairie. Elle s’en va à la ville et ces jours-là, elle a un petit air coquet. Elle en revient le soir avec un paquet emballé d’un papier kraft, qu’elle serre fermement contre sa poitrine. Une fois, le patron du bar est sorti pour lui demander ce qu’elle rapportait. Elle s’est contentée de sourire, sans rien dire. Ce qu’elle fait à la ville reste un mystère. Les femmes pensent qu’elle va voir quelqu’un, les hommes, eux, n’en pensent rien. Elle a une vie bien réglée, Ernestine ! Très tôt le matin, elle descend jusqu’à la boulangerie où elle achète un petit pain rond, toujours le même. Le dimanche, elle ajoute une brioche parisienne. Une fois par semaine, elle va au marché, sur la place de la fontaine. Invariablement, elle en rapporte de quoi faire sa soupe et des fruits de saison. Elle en profite pour poster une lettre dans une grande enveloppe brune. « Elle écrit à un monsieur, et il y en a, des pages ! C’est qu’elle est lourde, cette lettre ! Chaque semaine, vous vous rendez compte ! » Bien sûr, la postière ne sait pas se taire. Mais Ernestine s’en moque ! On la voit passer régulièrement à l’heure de la sieste. De son pas alerte, elle arpente seule les sentiers autour du village. Parfois, le gros chien noir de Gustave, le forgeron, la suit et elle en est toute heureuse. Elle lui fait de grandes caresses affectueuses et lui donne un de ses sablés. Quand il pleut, elle se promène aussi, protégée de son vieil anorak bleu pâle, les pieds chaussés de bottes en caoutchouc de la même couleur. On dirait une fillette vêtue ainsi ! Ernestine, elle a le cœur fleuri et de la malice plein la tête. Elle réconforte les uns, propose ses services à tous. Elle sait coudre, tricoter, repriser, cuisiner, jardiner, jouer avec les enfants et surtout les faire rire ! Elle écoute, elle donne des conseils avisés, elle rassure. Elle discute souvent avec Léon, le boucher, qui se désespère de n’avoir qu’un fils parti à la ville étudier la philosophie. Elle aime les livres et tente d’apaiser Léon, lui qui n’a pas pu apprendre à lire, en lui expliquant combien il peut être fier de son fils. Il n’ose pas la contrarier, il l’écoute attentivement, même si parfois, il ne comprend pas très bien tout ce qu’elle raconte. Elle rit toute seule en remontant la rue, le visage buté de Léon l’amuse. Lorsqu’elle arrive devant sa maison, elle marque un temps d’arrêt, jette un bref regard en arrière, et plonge ses yeux dans la fente de la boîte aux lettres. Ses mains tremblent un peu, elle pousse un léger soupir puis elle entre chez elle en refermant doucement la porte.


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Cette chaussure lui restait sur l’estomac, ou plutôt son absence. Elle n’en finissait pas de la vomir. A moins que ce ne soit les trois mojitos bus après minuit ? Elle se souvenait d’avoir acheté cette paire de bottes la veille avant la fermeture de la boutique. Longtemps elle en avait cherché de semblables, ni trop hautes, ni trop pointues, avec un léger talon. Elles lui enveloppaient parfaitement le mollet, sans pression. Les bottes idéales, elle les avait finalement trouvées sans les chercher. Et elle les avait gardées aux pieds pour faire bon effet à la soirée où elle se rendait. C’était une soirée de départ, un couple qu’elle connaissait vaguement sur le point d’entreprendre un long voyage de plusieurs mois en Asie. La Chine, le Laos, le Cambodge, le Vietnâm, le Japon, l’Inde... Ces noms magiques s’égrenaient comme les heures, festives, avec quelques amis et des personnes qu’elle ne connaissait pas, mais qui s’ouvraient à elle avec un enthousiasme qu’elle partageait sans se faire prier. Quand ils quittèrent ensemble le bar et qu’elle marcha quelques pas, ses bottes lui firent mal. Une amie lui proposa de passer ses anciennes chaussures, puisqu’elle les tenait à bout de bras dans un sac en papier. Alors qu’elle chancelait sur un pied au milieu de la rue animée, un plaisantin lui prit une botte. Qui était-ce ? Une connaissance du groupe ou un parfait inconnu ? La suite se déroula sans qu’elle puisse comprendre ni réagir. Il posa la botte sur une voiture qui sortait de stationnement et tous la regardèrent s’éloigner. Seul un ami un peu moins alcoolisé sans doute pensa à courir après la voiture, mais déjà trop tard. La botte resta sur le capot, accompagnant docilement son nouveau maître.