samedi 20 août 2011

643 : vendredi 19 août 2011

Les Amphoriades ne vivent qu’une heure. Ce qui explique qu’on ne leur refuse rien. Les sages-femmes du pays s’arrangent toujours pour les laisser venir au monde sous les meilleurs auspices. Tout leur est offert d’emblée : l’ivresse des mots, les aurores boréales, les étreintes définitives. Elles traversent leur courte vie pareilles à des éclairs grisés et puis s’éteignent. Elles ignorent l’effort comme la lassitude et d’ailleurs, à la cinquante-neuvième minute, il n’est pas rare qu’elles en conçoivent du regret.


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C'est sur la place que la course arrivera. L'arrivée est bien prévue place du Tertre, Paris, dans plusieurs jours. Le départ est donné à Bourges. Huit cent sept coureurs de fond dont une star naine qui participe incognito sous le nom de A. Contrairement aux prévisions qui donnaient le réchauffement climatique gagnant, le thermomètre descend un peu plus chaque jour. Les athlètes traversent le Berry quand la grêle tombe. Certains s'éparpillent à Orléans, frigorifiée A. accélère. Neige à Fontainebleau puis congères boulevard Montparnasse. Découragés, quelques coureurs aux doigts gelés préfèreront en rester là, ils abandonneront juste en face du Sélect. Apercevant la Butte Montmartre prise dans un glaçon de la taille d'un iceberg, les derniers obstinés s'équiperont de rivets, de crampons et de cordes pour assurer leurs prises pendant l'ultime montée. C'est dur, la glace que la courte A. rivera.


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La surprise fut immense quand on apprit que j’avais assassiné Thomas Temple la veille au soir. La ville entière bruissait de cette nouvelle. On ne peut pas dire que le meurtre de Thomas étonnait grand monde. On s’y attendait, c‘était une question de temps comme l’indiquaient les conversations populeuses matinales : « ça lui pendait au nez, tôt ou tard il aurait fini la tête dans le caniveau ». Non, la surprise venait en revanche de son auteur: moi, fils de bonne famille, l’enfant discret, poli et studieux de la cité. Comment? Moi, un assassin? Et voilà l’onde de choc, le malaise qui se répand. L’après-midi même - on avait dû y réfléchir en famille pendant le déjeuner -, dans une pathétique tentative de compréhension, le discours changea et on en vint finalement à inverser les rôles: si j’en étais arrivé là, c’était nécessairement un geste de désespoir, poussé à bout par ce bon à rien, ce parasite. « Pauvre enfant ! » disait-on un peu partout de moi. Et de gloser sur les raisons qui m’avaient poussé au crime : « Qu’avait-il bien pu lui faire ? ». Je le dis donc d’emblée, pour mettre les choses au clair : non seulement Thomas ne m’a rien fait de mal, mais il m’a même bien plus aidé que vous tous réunis. Il m’a montré ce que peut être la liberté (celle que vous détestez tant), la vraie, et moi je l’ai tué, pour ainsi dire pour rien - pour la célébrer ? Ou plutôt non. Ne vous en déplaise, il est la victime et je suis l’assassin. Vous, chers adeptes de l‘immobilisme, des idées reçues, des compromis: et bien, compromis vous l’êtes! Ne vous dédouanez surtout pas de cet assassinat : par ce que vous êtes, vous avez contribué à me faire appuyer sur la gâchette. Oh oui, vous pesiez dessus de tout votre poids ! Je me hais parce que je suis comme vous, et j’ai pitié de vous. Et je l’ai tué parce que je suis à votre image, et je ne le supporte pas. Vous étiez tous derrière moi quand j’ai tiré, vous l’avez vu s‘affaisser et crever comme un chien. Alors, mes chers concitoyens, la nuit, n’éteignez plus vos lumières et restez bien éveillés, votre monde vacille enfin.


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Ton secret est si bien gardé que toi-même tu l'ignores. Une chape de mensonge t'a jadis séparé du réel. Peut-être... Une part de toi sombre. Monde hors du monde. Peut-être... Il y a d'abord le silence entrecoupé d'une respiration profonde. Puis une sorte de chaleur, contact de la main sur la peau nue. Et puis on détaille les plis et les creux, les ruptures et les sinuosités, on parcours les axes & les courbes. Et il est alors encore un enclos, une enclave, territoire vierge et neuf, non encore aliéné, où l'on peut se perdre. Peut-être...


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Sophie s'agite, s'occupe, attend... Les heures défilent sous ses gestes automatiques, ses yeux bleus électriques sont ailleurs et accompagnent les pas d'un autre. La radio grésille, elle est agaçante d'informations futiles et désordonnées. Sophie se pose enfin, nichée dans le canapé, elle sait qu'il n'y a pas eu de conférence de presse, que rien ne change et que demain sera comme hier. Son téléphone vibre. Un texto : "pas ce soir". Elle s'endort ainsi, serrant malgré elle sa tristesse et se sentant disparaître.


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Promenade Je me suis perdue au bord de la mer sur le chemin de sable où nous étions allés. Une vague un peu trop forte a fait disparaître la trace de mes pas. J’ai marché déposant une à une mes pensées. Quelques-unes plus tenaces sans doute ont résisté. Le ciel se couvrait m’invitant à lever les yeux. L’orage s’annonçait. Je me suis allongée le visage tourné vers les vagues. J’ai voyagé ainsi ballotée parfois engloutie jusqu’à l’oubli. Notre vie n’est qu’un souffle me suis-je dit. Que sommes-nous face aux turbulences ? Les zébrures dans le ciel m’ont fait penser à nos déchirures. De grosses gouttes tièdes et lourdes sont tombées sur mes mains. Le ciel se fâche il gronde il pleure il lave la terre et ses souillures. Je me suis enfoncée dans le sable il m’a offert un lit. J’ai rêvé à un monde moins noir. Puis le soleil est revenu le ciel a changé de couleur laissant filer les nuages le sable crissait sous mes pas la mer étincelait j’ai rebroussé chemin emportant avec moi une once d’enchantement.


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Je m'appelle Ierevan, mes amis, quand j'en ai, m'appellent Evgenj, et encore Zheka. J'ai vingt-sept ans. Je suis arrivé par la terre, ou par la mer, ou par les airs, qu'importe. Nous sommes venus six, et cinq ont effectivement posé le pied sur ton sol ; nous avons exigé des nuits qu'elles nous portent jusqu'à toi ou aux tiens. Nous avons excédé les limites qui nous avaient été imparties. Depuis l'enfance, nous luisions d'une pâleur clandestine et, partant, suspecte. Nous étions avides de cette lumière, nous clignotions. Nos mains s'allongeaient, et nous perdions peu à peu le goût du panais ou du raifort. Nous avions soif d'autres envergures. Nous attributs numéraux, et moi avions passé plus de temps dans l'uniforme couleur taupe de notre Etat pacifié que nus, allongés, la main sur la cuisse, brisés sur la ferraille de nos matelas à songer à des boissons + citron, à des cafés, au soleil, aux cultures de fruits. A des femmes moins pétries par les mottes de terre que par le désir. Moi je rêvais surtout à des femmes ; propres, aimables, affables. On avait un grand lac, et sur la suie noire de ses poissons goulus de vases passaient des bateaux, qui transbordaient je ne sais quelle marchandises pour vous autres, et nous n'étions pas plus mauvais chargement que les racines ou les épices, ou tout ce qui transite par les cahutes qui se font appeler port et sur quoi ingénument les bakchichs font office de cire sigillée. Nos pluies transperçaient nos vêtements et la faim ne les tenait plus. Alors moi, un feu jeune Frère, un cousin, et trois autres, nous avons chargé une palette pleine de nous-mêmes, car tel était notre office payé en liasses de billets, à croire qu'on se nourrissait comme des rats de cette paperasse qui n'achetait rien, et on devait encore les distiller nous-mêmes les bouteilles d'alcool moisi qu'on ne pouvait se permettre. Nous six embarqués par un ou deux autres, à qui on avait promis de ramener une part de lune — pas sûr qu'ils aient le cran ceux-là de sortir leurs sabots de leur glaire. On a passé les heures dans les cales, celles-ci ou d'autres, dans les trains, ou les avions, accrochés de fortune à un essieu, un carter ou un quelconque système précontraint fixé par frottement. Tu connais la rouille ? On l'a tutoyée et traduite, on s'est inspiré de son art et on est devenus tels. Et par chance, et par avalanches diverses et autres cabrioles, voilà qu'on débarque d'un pays l'autre, chaque jour plus sales, on avançait, on ne s'arrêterait qu'une fois atteinte la terre si longtemps allumée dans nos esprits. Quand j'étais petit, il y avait un livre avec des oies qui portaient des enfants en Cocagne. J'ai longuement patienté l'heure. Je suis resté assis devant le fleuve, à voir s'écouler l'eau comme du sable ou un rêve ; j'ai pris l'ombre et le soleil, j'ai longuement pissé dans le crépuscule. J'attendais le bon passage, le bon zodiaque inscrit dans le ciel à la cartographie rapidement incrustée dans mon cœur. Les nuages ont vogué, dessinant des formes grotesques et tour à tour majestueuses. Puis la corneille a crié une fois. Nos maigres économies ramassées dans une boîte de porphyre ou de jade, planquées dans un pan de bordure en dentelle de la Volodga, et passées de l'un à l'autre selon un ballet savamment mesuré (Klavdj avait étudié les mathématiques statistiques) de sorte qu'il ne soit jamais séparé plus longtemps d'au moins deux de nos affûts ; nous nous relayions en tout, et la mort de mon Frère a durablement déréglé notre machine, Klavdj peinant à trouver non seulement le laps pour, mais aussi les moyens physiques nécessaires (feuille propre et stylo fonctionnel) pour combiner une nouvelle rotation à cinq. Nous sommes arrivés en ballottant, comme des balles de tissus ou des poupées livrées au marché, dégueulasses, amaigris. En lieu et place de notre cœur, c'étaient mille kilomètres de privations, d'humiliations, mais aussi le vide de suffisance et de morgue, alors comme un seul corps, on s'est levé bien vite le genou qui par légèreté passagère, ou distraction, s'était posé sur ce qui allait devenir notre nouvelle maison possible, et on s'est mis debout...