vendredi 31 décembre 2010

413 : jeudi 30 décembre 2010

Chaque fois qu’il y avait moules frites à la cantine, Léon tentait de deviner pourquoi ses collègues souriaient tandis que lui, poli comme à l’accoutumée, leur répétait de nouveau qu’il n’avait jamais mis les pieds à Bruxelles.

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Sur le pauvre schéma qui me sert de plan du quartier, deux rues se croisent qui correspondent, si je me fie aux noms indiqués sur les plaques suspendues au dessus des voies, au carrefour auquel je me trouve, d’autres rues croisent ces deux-ci plus loin, d’après le plan - mais ceci n’était-il pas hautement probable et prévisible ? -, d’autres rues qui comme celles qui forment ce carrefour ont un nom, mais un autre, et chacun le leur, et qui d’ici se trouvent à une certaine distance, qui ne m’est pas davantage précisée que ne le sont les points de repères qui ne doivent pas manquer de se situer le long de ces distances aussi peu connues qu’est assurée leur existence. Outillé de la sorte en matière de carte, je suis parfaitement armé pour n’aller nulle part, et bien malheureusement, je suis venu ici pour aller quelque part en particulier, en un lieu qui ne soit pas n’importe lequel et pas seulement en un lieu en général - ce qui explique que j’ai traversé l’océan pour me retrouver là, et ne me suis pas contenté de rester dans un logement, un quartier et une ville qui, bien qu’il s’agisse de chez moi, n’en constituent pas moins autant des lieux que tous les autres emplacements au monde. Il me faut maintenant marcher en direction du nord-ouest, ce que la précision du plan me permet de convertir dans l’espace réel par l’orientation approximative : en biais vers la gauche. Les rues se croisant à angles droit, le biais dans la plus pure tradition géométrique radiale s’avère malaisé, je commence donc par prendre à gauche, jusqu’à ce que des déclivités incurvent la rue contre toute attente - toute attente de ma part du moins, il demeure probable que si on prend en compte l’intégralité des attentes de l’intégralité des personnes ayant attendu quelque chose du parcours de la rue concernée, des attentes d’une courbe aient été émises, et à vrai dire, c’est même certain, puisqu’en l’absence de toute attente de cette courbe, y compris de la part des personnes qui l’ont tracée, son existence se trouverait tout bonnement inexplicable -, et précisément dans la direction voulue, si toutefois une exécution précise d’une direction approximative est possible. Lorsque cette direction voulue mène à des voies de chemin de fer et à des locaux industriels délabrés qui, quels que soit leur proximité, signifie que je suis loin, alors que le plan indique, même si de façon implicite, que ce que je cherche est proche, je comprends qu’il me faut faire demi-tour. Revenu à mon point de départ, je tente de prendre par le nord et constate bientôt, et à nouveau, que tout ce que je traverse bientôt est déjà loin, et qu’il n’y a ici point de proximité du tout, ce qui finalement annule tout à fait la raison d’être de mon voyage, qui est voir de près ce dont je savais l’existence lointaine. C’est là que je repartis, donc.


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Si tous les serveurs masculins, qui composaient la grande majorité du personnel de salle de ce grand restaurant, avaient disparu au fil des mois passés, cela pouvait être simplement dû à l’incompétence qu’on leur avait diagnostiquée ici, ou à leur envie de voir ailleurs si les pourboires étaient meilleurs, les horaires moins pénibles ou le chef de rang moins détestable. Sauf qu’on n’avait vu aucun d’entre eux travailler dans aucun des établissements des environs après être passé par celui-ci. Non contents de vider les lieux, auraient-ils auraient tous quitté la ville ? Pourquoi le turn over des employés de la restauration, déjà élevé, en venait ici à s'exorbiter de la sorte ? Et pourquoi chaque serveur parti – on se force à ne pas dire évaporé, volatilisé – ne pouvait-il être remplacé que par une femme ? C’étaient toutes ces questions demeurées irrésolues qui nous taraudaient chaque fois qu’une voix féminine prenait la commande, qu’une main fine aux ongles soignés posait l’assiette. On n’avait rien contre ces serveuses, en étant honnête on devait même reconnaître que leur mixte d’efficacité, de discrétion et de prévenance teinté d’un certain charme avait avantageusement remplacé les disparus, mais leur présence croissante, jusqu’au monopole, rendait criante l’absence des garçons.


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La fabrique de paragraphes fait pour certaines commandes, très spécifiques, appel à la sous-traitance. Il en est ainsi de la production de strophes, notamment quatrains et tercets, ainsi que leurs combinaisons deux à deux bien connues sous le nom de sonnets. Les commandes de haïkus sont, pour leur part, honorées depuis la nuit des temps par une filiale établie au Japon.