lundi 15 août 2011

638 : dimanche 14 août 2011

Depuis qu’il travaille à la Crimale, l’inspecteur Dowland ne voit plus le temps passer. Il a fort à faire en effet, avec tous ces gens, toujours plus nombreux, qui commettent toujours plus souvent ce délit fatal : ils pleurent. Les uns sanglotent, les autres gémissent, certains n’émettent aucun bruit mais laissent sans résistance les larmes couler sur leurs joues ; et tous ont de bonnes raisons pour pleurer. Ils sont tristes, ils sont déprimés, ils sont désespérés, ils ont perdu leur chien, leur mère, leur téléphone portable. Ils ne se soucient aucunement de la nouvelle législation, approuvée par le Parlement à une courte majorité, en deuxième lecture, et qui proscrit formellement de pleurer, en public du moins – certains députés du parti extrémiste voulaient même qu’il fût interdit de pleurer en privé, mais les modérés ont fait valoir que cette mesure serait beaucoup plus difficile à appliquer, et surtout coûterait bien plus cher ; et comme le pays est gravement affecté par le déficit des finances publiques (de quoi pleurer, quand on y pense), ils ont obtenu gain de cause. L’inspecteur Dowland n’a pas d’opinion quant au bien-fondé de la nouvelle loi. Tout ce qui compte, c’est que cela représente pour lui un gros surcroît de travail ; et c’est pourquoi, de temps à autre, il soupire.


----------------------


Une jeune femme en maillot de bain, serviette sur l’épaule et lecteur de CD à la main, franchit les dunes et s’installe sur le sable, à l’écart du jeune homme. Elle s’étire en secouant ses cheveux. Le vent du matin frôle son visage. Elle laisse courir sa main sur le sable, cuisses repliées sur sa serviette. Un moment d’ennui passe sur son front. Elle soupire. Puis elle ferme les yeux.


----------------------


Rencontre XXXIX « Aude, vous pouvez ouvrir les yeux. Vous êtes avec moi maintenant. Respirez profondément, ouvrez les yeux ! » C’était ainsi à la fin de chaque séance. Le médecin l’observait en souriant, lui demandait comment elle se sentait puis prononçait invariablement la même phrase : « Nous avançons, ne vous inquiétez pas ! Tout va bien. » Aude avait choisi l’hypnose, sur les conseils d’Antoine et de son médecin. Quand elle repartait, elle n’était pas épuisée, au contraire, elle était plutôt sereine. Elle avait grand besoin de marcher. Elle inspirait l’air du parc à pleins poumons, tout en le traversant à grandes enjambées. Les premières séances avaient été courtes mais concluantes. Elle sentait au fond d’elle-même que les souvenirs revenaient. Parfois, elle avait l’impression qu’on la hissait lentement au bout d’une corde. La remarque avait fait sourire le médecin. Au début, il lui avait expliqué qu’elle ne devait rien rejeter de ses sensations ou images. Tout était important. De retour chez elle, elle se sentait comme neuve et se consacrait totalement à Emeline. Elle libérait Sandra, la jeune étudiante qui s’en occupait et passait le reste de la journée avec sa fille. Le soir, dans le petit bureau, elle notait tout, absolument tout ! Un petit souvenir, un visage, une sensation, un rêve…la main de sa grand-mère qui la tenait fort, le jour où elle s’était blessée et avait eu des points, sa poupée Caroline qu’elle avait perdue dans la rivière, la gifle qu’elle avait reçue en pleine classe lorsqu’elle s’était mise à hurler, la peur qu’elle avait petite fille quand son cœur s’affolait, une voiture aussi mais elle ne savait pas à qui elle appartenait. Elle lisait tout au médecin à la séance suivante. Il l’encourageait à poursuivre. « Vous devez vous laisser-aller, surtout pas vouloir obtenir quelque chose. Ne cherchez rien, les traumatismes reviendront d’eux-mêmes ! » Aude lui faisait confiance. Toutefois, elle avait une boule dans la gorge quand elle pensait à sa mère. Allait-elle la retrouver, apercevoir au moins une fois son visage ? Elle avait l’impression cruelle d’avoir été mise au monde par des fantômes... Depuis la naissance d’Emeline, elle prenait le temps, chaque jour, d’écrire ses progrès, ses découvertes, les endroits où elle l’emmenait promener, les jeux qu’elle faisait avec son père afin que sa puce, plus tard, puisse en parler avec elle, lui poser des questions… Elle pensa subitement à Claudine. Elle l’impressionnait par son tempérament mesuré, elle qui avait tant souffert enfant ! Elle imbriquait patiemment les pièces de son puzzle, raisonnablement, elle ne se plaignait pas, elle avançait dans sa vie avec prudence, mesure et sagesse. A vingt ans, c’était admirable ! Et pourtant ! Elle regardait devant, comme elle le répétait souvent. Elle-même n’en était pas encore capable ! Pourquoi cette folie de vouloir toujours tout connaître, tout comprendre ? Elle était heureuse avec Mathieu mais elle voulait se débarrasser de sa fragilité. Il la comprenait, l’excusait, la soutenait mais au final elle se jugeait très égoïste. Après tout, lui aussi avait perdu sa mère. Il en avait parlé une fois, une seule fois ! Elle pensa qu’elle devait l’épuiser avec tous ses questionnements, cela devait cesser vite ! En avait-il parlé à Pierre ? Les hommes se confiaient-ils leurs soucis ? Lucie lui avait dit qu’ils se voyaient souvent, ses derniers temps. « Je suis malade, complètement dérangée, je veux remonter à la surface, vite, très vite ! Je ne veux plus souffrir de ce vide ! Maman, grand-mère, aidez-moi ! », supplia-t-elle en refermant son carnet.


----------------------


La journée fut pluvieuse aujourd'hui. Tu aurais aimé regarder l'herbe plier sous les gouttes et entendre le chant des ruissellements du toit à la gouttière. Je repense à nos fous rires sous la tente alors que nous étions enfants et que nous devions reborder la toile pour éviter les inondations... Ces moments nous ont construits, et après ces derniers jours de beau temps, ce rappel des jours anciens m'a frappé avec force. Je sais que l'été prendra vite fin et que nous nous retrouverons, que mes vacances imposées alors que tu dois travailler réveille le manque, et j'ai hâte de te serrer à nouveau dans mes bras jusqu'au prochain fou rire de l'orage.