vendredi 30 avril 2010

169 : jeudi 29 avril 2010

Il tenait les matières plastiques pour un grand péril pour la civilisation dont il imaginait qu'elle était spécifique à son pays. Cette civilisation qu'à longueur de livres - pavé de sept-cents à mille pages sur pavé de sept-cents à mille pages qu'il écrivait, et vendait à centaines de milliers d'exemplaires - il exposait, attaquait, glorifiait, démontait. Les matières plastiques étaient selon lui le symbole et l'instrument de la façon dont cette civilisation répondait à nombre de ses problèmes, tout en étant le symbole et l'instrument de ce qui la perdrait. Il considérait la société dont il s'obsédait comme une gloire et une décadence, toute vouée à un inéluctable destin déchéant, en raison de ses façons de puissance aux moyens du plastique. Il haïssait le plastique, regrettait le métal, le bois et la roche auxquels il s'était substitué, auxquels il avait ajouté des objets et des systèmes qui n'avaient jamais existé dans un matériau qui ne soit pas cette malléabilité de synthèse. Dans la résidence d'écrivain qu'il avait au bord de la mer, la grande maison dans laquelle il se retirait souvent lorsqu'il quittait sans pour autant partir en voyage le vaste appartement qu'il occupait dans la mégalopole, il avait construit une immense ville miniature, intégralement faite de Légo. Elle comportait immeubles, gratte-ciels et maisons en nombre, routes, usines et bâtiments officiels, centre-ville, parcs et banlieues, aéroports, gares et centre commerciaux, parkings, hôpitaux et infrastructures. Entre la lecture de centaines de livres et articles pour assimiler le matériau nécessaire à l'écriture de ses romans surdocumentés, l'écriture de ses romans surdocumentés, l'observation de la civilisation qui était son sujet d'étude inépuisable, et la contemplation de la place que lui-même en tant que grand écrivain y occupait, il avait mobilisé des dizaines d'heures de son temps pour accumuler et assembler de petits parallélépipèdes formés dans la matière honnie.

jeudi 29 avril 2010

168 : mercredi 28 avril 2010

Suis las mais plus là. Étrange sensation d'être à l'extérieur de moi, juste au-dessus. Me lorgne, me file, me trouve excentré, hors du jeu, en réparation, juste dans la surface. Fermeture des pores, expulsion, répulsion, harmonisation, voilà que les mots se bousculent, c'est le foutoir. Et ne suis toujours pas là. Inspirer, expirer, respirer, voilà l'ordre de verbalisation. Pas de procès, juste prononcer, évoquer, dire, être au plus près de. Et me regarde de mon haut. Ah ! Suis là ou presque ! C’est confus. Perception approximative d'un état, déni, rationalisation, bulle et re-bulle. Mon moi sans émoi se sent sans moi. Zoom arrière, gravitent quelques particules d'envie, les vois mais pas encore moi. Division du moi, schizoïde déstructuré, me sens éparpillé façon puzzle. Reste à rassembler, compter les pièces et retrouver mon Je.

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Dans la ville inconnue, il s'est ébroué pour chasser le mauvais sommeil d'un coin de compartiment, il a pris sa valise et il est parti, tout droit devant lui, puisque c'était selon le plan le chemin de l'hôtel. Dans la ville inconnue, il allait lentement, guère pressé de lire les instructions qui devaient l'attendre là bas, et il regardait. Les deux hôtels, un rien piteux, de la place, et leurs terrasses vitrées, montants à la peinture verte pour l'un, rouge sombre pour l'autre, écaillées à l'unisson, les façades mornes et leurs crépis beige plus ou moins souillé, quelques boutiques sans charme, des groupes de minots qui s'interpelaient d'un trottoir à l'autre, avec bonhomie, défis sans importance et pétarades de mobylettes immobiles, juste pour ponctuer, les cageots d'un marchand de légume et une belle fille qui souriait en passant les mains sur son tablier et ses hanches. Et puis, plus loin, quelques massifs de fleurs sages, une librairie, des boutiques de mode aux enseignes familières, avant la grande place aux tables serrées, bien rangées, ponctuées de parasols encore fermés, bataillon en attente des clients du mitan du jour.

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Le député européen a appelé au rassemblement protestataire devant le bâtiment. Dans le bâtiment, on a pris des mesures de sécurité, on s'attend à un blocus, on craint les débordements. Réunions différées ou déplacées, personnel invité à quitter les bureaux avant le rassemblement. Des CRS mobilisés au carrefour, éléments des Renseignements Généraux arpentent le quartier. Du personnel interne affecté au comité d'accueil : une personne dehors comme vigie, une personne près du sas d'entrée filtre allées et venues, une autre à côté du précédent, trois autres personnes dans le hall pour superviser, plus une quatrième qui accueillera le député européen, lui proposera de constituer une délégation pour rencontrer la directrice adjointe. Une personne supplémentaire dans le hall, là sans qu'on sache pourquoi, parce qu'il va y avoir de l'animation, plus une autre là parce que toujours à cet endroit de toute façon. L'animation : personnes qui attendent, dans le hall et dehors au carrefour. Le député européen a appelé au rassemblement protestataire à deux horaires différents : seize heures et dix-huit heures trente, devant le bâtiment. Personne à seize heures, on devra attendre jusqu'à dix-huit heures trente. Dix-huit heures trente, un des superviseurs voit le rassemblement commencer sur la placette proche, gens détendus avec banderoles. Dix-huit heures cinquante, des journalistes filment l'arrivée du député européen rejoignant la placette du rassemblement, passer devant le bâtiment sans un regard pour les CRS qui en encadrent l'entrée. Depuis le hall, on voit l'élu passer sans s'arrêter, on comprend que le rassemblement s'apprête à se présenter. On attend encore et rien ne se passe. La vigie dehors remarque qu'un discours est prononcé sur la place, devant le bâtiment voisin. Dix-neuf heures trente, ni député européen ni rassemblement protestataire ne se sont présentés devant l'entrée, les journalistes à caméra repartent. Les manifestants se dispersent.

mercredi 28 avril 2010

167 : mardi 27 avril 2010

La lisière des marais qu'ils traversaient ne s'était pas annoncée au loin par l'éclairage public. La carte indiquait pourtant que de petites villes bordaient immédiatement les marécages. Ils craignirent bien un peu s'être égarés, mais dans la lumière naissante qui précédait l'aube, ils virent que les agglomérations qu'ils devaient rejoindre étaient là, devant eux. Elles n'étaient pas éclairées, celle où ils avaient volé une embarcation pour traverser les marais ne l'était pas non plus la nuit. La situation ne devait pas être meilleure là où ils arrivaient que dans la zone qu'ils avaient quittée quelques heures auparavant. Il devait toutefois se trouver quelques personnes dans ces petites villes, c'était pour ça que la route vers le passage principal les traversait, parce qu'il s'y trouvait encore des gens. Au beau milieu de cette région délaissée, il était encore possible d'y trouver des véhicules pour poursuivre sa route, et pour faire étape d'y acheter de quoi manger, d'y trouver un hébergement. Lorsqu'ils atteignirent la ville, ils commencèrent par arpenter les rues désertes, en attendant que la population qu'ils espérèrent d'abord rare mais présente se lève et sorte des maisons. Aucune habitation ne semblait occupée, aucun des signes qui auraient indiqué l'actualité d'une présence humaine hormis la leur ne se présentaient à eux. Ils ne virent aucun véhicule en état de fonctionnement dans les rues. La ville présentait le visage de l'abandon total, et si la réalité confirmait les apparences, il s'agirait là d'une énorme embûche pour eux qui devaient bien plus loin poursuivre leur chemin.

mardi 27 avril 2010

166 : lundi 26 avril 2010

Tandis qu'il maudissait la ville entière en arpentant les rues, l'homme rapetissait et s'érodait. Indissociables marche dans les rues, rapetissement et malédiction de la ville qui ne lui avait jamais montré qu'indifférence. Bientôt, il deviendrait minuscule et aussi peu visible à l'œil que sa vie avait été peu incidente pour la cité. Ses voisins avaient su qu'ils avaient un voisin, ses livres n'avaient pas su qu'ils avaient un lecteur, ses espoirs s'étaient arrêtés là. Une rafale de vent frais l'emporterait au coin de la placette en contrebas, son cri ne résonnerait pas plus loin.

lundi 26 avril 2010

165 : dimanche 25 avril 2010

"Je vous écris d'un pays lointain" (11) Grand merci pour votre dernière lettre. J’ai beaucoup rêvé sur ces photos que vous m’envoyez. Les ciels, en toute particularité. Chaque fois, la même histoire : ciel nouveau, et rêver un peu que d’en faire sien. Sans doute illusion, mais tant aimer s’en revêtir. Souvent entendu dans mon enfance : «Dis-moi les ciels où tu rêves, alors savoir terre où tes racines se sont plongées. » J’aimerais si fort que rien de vrai là-dedans. Toujours pris grand soin de répéter que non. Parce que certaine que le combat de toute une vie que ça même, délivrance lente du point d’origine pour qu’enfin déployer géographie intime. Combat rude et de chaque jour, mais grande nécessité. Car sinon préparer ses doigts à longtemps caresser les plaies béantes. Mais rien de bien neuf sous le soleil, comme vous dites : choix ancien que s’endolorir ou s’inventer. Bien à vous, …

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La lourde porte de bois s'est ouverte avec un petit déclic électrique qui sonnait péremptoire et banal. Le père s'est penché, a repris la valise et ils ont pénétré sous la voute blanche. Gérard regardait avec une attention passionnée et tremblante devant lui, au delà de la seconde arche. Elle s'ouvrait sur une cour dont l'amplitude exagérée leur est apparue en avançant dans l'ombre dorée de ce vestibule. Elle semblait s'étendre en largeur d'une façon que le garçon a pensée démesurée, sans limite visible. Au fond la façade était blanche, classique, régulière. Deux rangées de fenêtres, rectangulaires et hautes, plus carrés, mais toujours sans ornement autre qu'une moulure en simple doucine, pour la rangée supérieure, dominaient une série de porte-fenêtres arrondies, d'une perfection froide. Un peu à gauche de l'axe qui allait du vestibule au centre du bâtiment, un grand conifère sombre s'élevait, les branches les plus basses s'étendant doucement, en courbes gracieuses. Gérard lui a souri, un peu, comme à un futur ami, gardien, protecteur. Il a cherché la main de son père, a blotti la sienne en son creux, l'a pressé, un peu, timidement, et il levait les yeux vers l'homme, les lèvres prêtes à un sourire. La main a répondu, une fois, fermement. L'homme n'a rien dit, ou plutôt juste, comme ils débouchaient dans la cour : « Tout va bien se passer tu verra... Tiens toi droit... toujours, tu sais », et comme c'était un petit mot de passe entre eux, Gérard a souri, sans s'apaiser.

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Ce qui n'a pas de peau n'a pas de souffrance. C'est par la peau qu'on souffre et c'est parce qu'on peut souffrir qu'on est recouvert de peau. On peut souffrir, c'est-à-dire, qu'il est possible que ceci arrive, c'est-à-dire, qu'on en est capable, qu'on peut l'encaisser, qu'on peut souffrir la souffrance - et qu'alors pouvant souffrir la souffrance on est recouvert de peau. Être recouvert de peau, c'est disposer pour soi et parmi les autres d'une existence qui par elle-même au sein du monde blesse, fait souffrir et est souffrante.

dimanche 25 avril 2010

164 : samedi 24 avril 2010

Dans la famille, il y a celui qui descend dans les cours de l'immeuble la nuit. Il regarde le ciel cadré en rectangle par les toits. Il change de coin et regarde le même espace clos depuis plusieurs points de vue, peut-être cherche-t-il la synthèse de ces perceptions. Il reste près d'une heure dans la cour rectangulaire puis va dans la cour du fond, dont la forme est irrégulière. Là, quand l'appartement du rez-de-chaussée semble désert, il y regarde par la fenêtre, si la lumière de la Lune ou celle venue des logements au-dessus permet d'y voir.

samedi 24 avril 2010

163 : vendredi 23 avril 2010

Une scène de rêve, ce peut-être un grand espace ouvert, une vaste place de ville comme on n'en trouve jamais d'assez grandes, au fond de laquelle se dresse solitaire un bâtiment majestueux, l'air autour de lui s'animant de son évidence malgré la distance. Un bâtiment lointain, dont on se sent distant comme d'une montagne se découpant à l'horizon, mais disponible au regard rapproché, à la distinction des détails et dont on peut faire le tour sans quitter son même point d'observation, comme si le regard contournait, s'enroulait autour de la masse construite et délicatement formée, ou comme si le bâtiment lui-même tournait sur un plateau ou sur un carrousel pour nous communiquer une liberté surnaturelle de voir, toute de légèreté, de voir de près comme à toucher tout en maintenant la beauté des lointains et la compréhension d'ensemble que permet le recul.

vendredi 23 avril 2010

162 : jeudi 22 avril 2010

Je cherchais des monuments ou ce qui pourrait en tenir lieu, ce qui pourrait faire histoire et aurait place dans les lieux de la ville. Des constructions dont un manuel auraient pu faire état, qui auraient pu justifier qu'une monographie d'analyse architecturale puisse être consacrée au bâti d'ici et qui aurait désigné avec quelque officialité et depuis l'autorité d'un passé grandiose des constructions, leur aurait distribué des noms et des passés avec une gravité étrangère aux usages vernaculaires, et aurait procédé d'une meilleure légitimité que celle de l'imaginaire d'un enfant n'y croyant pas lui-même. Si l'imagination rêveuse est toujours un secours, toujours aussi espère-t-elle que ce qu'elle projette soit réel. Je cherchais du drame dans le morceau de territoire où les circonstances explicables et simples mais jamais compréhensibles m'avaient fait passer mes jeunes années. Il n'y avait là que maisons, quelques unes un peu plus grandes et plus anciennes auxquelles je voulais attribuer la dignité de manoir, et hormis l'église anodine rien qui puisse rejoindre la moindre nomenclature d'un répertoire des architectures remarquables, même de catégories inférieures.

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C’est aujourd’hui. Debout. Un entretien d’embauche décroché après deux ans de chômage, c’est tout de même un enjeu. Allez, costard, cravate, mallette, c’est parti. Direction le métro, descente des escaliers quatre à quatre, sprint et saut dans le train sur le point de quitter la station : bien joué ! Mieux vaut dix minutes d’avance que cinq de retard…. Oh non, non, non : erreur de direction ! Voilà ce que c’est de se précipiter. Vite, hors de la voiture, volée de marches, au trot pour gagner le quai dans l’autre direction ; mais bon sang, il est où, ce quai, c’est pourtant simple, il suffit de passer au dessus des voies ; mais non, il faut que ce couloir parte à l’oblique, débouche sur deux escalators, sans aucun panneau de direction bien sûr. Enfin, enfin, voilà… C’est reparti, rien de grave finalement, cinq minutes de perdu. Alors, à présent, sortie du métro, prendre le bus. Le 291. Où est-il ? Mais c’est insensé, des bus, il y en a partout sur cette place, une plaque tournante de bus, ici le 21, le 23, le 37 ; et là, le 156, le 103, mais pas de 291. Ça fait deux fois que je tourne autour de la place, une vraie girouette ; si, si si, là, le 291, mais c’est qu’il part, il part sans moi, attendez, attendez… Et tout ce monde là dedans, ça crie, ça pleure, ça éternue, ça tousse. Cinquième arrêt, halte. Quoi, il ne s’arrête pas, il ne s’arrête pas. Aïe, aïe, aïe, il aurait fallu appuyer sur le signal pour avertir le conducteur. Alors là, ça commence à être tragique : il reste cinq minutes avant l’heure, cinq petites minutes. Descente à la prochaine station et au pas de course, non, au galop, retour à la précédente. C’est le moment de vérifier l’adresse ; SYNCOPE : j’ai oublié la copie de l’email où sont notés l’adresse et le nom de la personne à rencontrer, comment faire, mais comment faire ? Personne chez moi qui puisse me renseigner ! Je ne me souviens de rien : c’est une grande tour qu’on voit de loin, mais d’ici, je ne vois rien, je ne me repère pas, c’est un environnement inconnu, tout comme le nom de mon interlocuteur : Godard, Domart, Tétard ? C’est fichu, fichu… Oups, je me réveille, 7h00 du matin ; c’était un cauchemar, je respire, tout de même, quelle angoisse. Enfin, ce n’est pas tout : il faut quand même que j’y aille à cet entretien. En avant.

jeudi 22 avril 2010

161 : mercredi 21 avril 2010

Sans savoir pourquoi ni comment, elle s’immisce en toi. Parasite virulent, elle dissimule ton vrai visage et le laisse figer dans un reflet grisâtre. L’ensemble de ton corps tente bien de décoincer quelques zygomatiques paresseux. Mais c'est peine perdue, ton nœud central ne dévoile aucun rictus salvateur. Tenaillant ton ventre, elle tourne autour de toi et t'assène pléthore de fausses vérités sur l’avenir. Heureusement, parfois, son pendant inverse exerce sur toi une telle pression euphorique que ton corps soudain se relâche. Dans ces moments là tu la crois disparue à jamais. C’est mal connaître son pouvoir de résistance. Elle est là, présente, ubiquiste, prête à lâcher à tout moment ses toxines et lorsque tes défenses sont affaiblies, elle accomplit à nouveau son travail, tel un démon à l’affût de la possession de ton âme.

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Des années sans contraception pour tenter d'avoir un enfant. Ils se marient. Ils insistent sans contraception pour l'enfant. Quelques mois après le mariage, enceinte. Quelques jours après qu'ils ont appris la grossesse, fausse couche. Quelques mois après le mariage, elle rencontre un autre homme, marié et père de famille. Un jour qu'ils font l'amour, le préservatif porté par l'amant craque. Quelques semaines plus tard, elle se découvre de nouveau enceinte. Elle ne le dit pas à son mari, on ne sait pas si elle le dit à son amant. Elle est blanche, son mari est blanc, son amant est noir. Une chance sur deux que l'enfant soit métisse et avoue l'adultère. Une chance sur deux qu'il ne soit pas métisse et complète le tableau d'une famille officiellement heureuse. On ne sait pas si l'amant quitterait son épouse pour reconnaître l'enfant métisse. On sait que le mari quitterait l'épouse adultérine et mère d'un enfant qui n'est pas le sien. On sait qu'elle ne craint rien tant que le drame. On sait qu'elle se fait avorter.

mercredi 21 avril 2010

160 : mardi 20 avril 2010

On écoute dans une pièce obscure différents silences successifs et on les compare. Le silence d'un espace ouvert, le silence d'un espace clos. Le silence d'une seule personne, le silence de plusieurs personnes. Le silence de soi, le silence d'un autre. Le silence d'une pierre, le silence du vide. Le silence d'avant le bruit, le silence d'après. Le silence d'avant le silence, le silence d'après. Le silence des couleurs, le silence des cris. Le silence d'une bonne idée, le silence d'une mauvaise. Le silence du bruit, le silence du silence.

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Le maniement de l’engin peinturluré s’avéra savant mais le conducteur de l’imposante et ténébreuse automobile que j’avais entrepris de poursuivre menait un train de sénateur, me laissant le temps d’apprivoiser les commandes parfois récalcitrantes du deux roues. A l’inverse, c’est à un rythme effréné que les questions se bousculaient sous le casque, polychrome évidemment, dont je n’avais pas omis de coiffer mon crâne. Devant moi, je supposais une présence sur la banquette à côté d’Armelle. Mais quel genre de personne, dont elle ne m’eût jamais parlé, pouvait ainsi se déplacer à l’arrière de cette massive et mystérieuse voiture, se faisant mener par son chauffeur jusqu’à la sortie du lycée à l’heure même où Armelle en sortait ? Après de larges boulevards plantés d’arbres, nous parcourions maintenant des petites rues calmes bordées de maisons étroites à un, parfois deux étages. Il devenait de plus en plus difficile de préserver la discrétion de ma filature improvisée, difficulté aggravée par l’exubérance de mon véhicule. Je vis la berline ralentir aux abords d’un immeuble un peu plus grand que ses voisins, aux allures d’ancien presbytère. J’abandonnai précipitamment casque et scooter sur un trottoir étriqué pour m’approcher le plus furtivement possible du bâtiment. Je trouvai sous un porche en granit un observatoire convenable. Coincé entre les cumulus qui avaient peu à peu empli le ciel, un rayon de soleil éclaira le visage d’Armelle lorsqu’elle sortit de la voiture. Elle me parut transfigurée.

mardi 20 avril 2010

159 : lundi 19 avril 2010

Je souhaitais pour cette prose qu'elle fût une complainte superbe, un chant déchirant de la douleur qui me traversait et qui m'excédait, qui était à coup sûr non pas ma douleur personnelle mais celle du monde à travers moi, dont j'aurais été l'aigu poète pathétique. Ce que j'écrivis fut quelque peu différent de cette ambition, les plaintes étaient là, écrites certes et tout à fait plaintives indiscutablement, mais peut-être parce que je m'étais un peu trop attardé sur le volume sonore avec lequel mon voisin du dessous a pour habitude de diffuser de la musique, peut-être aussi parce que j'avais un peu trop insisté sur la contrariété provoquée par le fait de ne pas avoir eu à midi d'autre choix de yaourt que l'arôme cerise, la construction de l'œuvre fut légèrement déséquilibrée et inappropriée, et l'objectif manqué. Tout de même, ça aura été une bonne occasion de se plaindre.

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Le Type au fond du couloir (6/6) Un matin d'avril, le réveil de l'historien n'a pas sonné. La veille, à sa propre demande, il s'était fait interner au centre de soins psychiatriques de Besançon, sa ville natale. Quelques semaines plus tard, le plasticien de la 312 nous apprenait que les visites demeuraient limitées au cercle familial et que, dans l'état actuel des choses, le corps médical s'opposait catégoriquement à lui rendre son matériel à dessin.

lundi 19 avril 2010

158 : dimanche 18 avril 2010

"Je vous écris d'un pays lointain" (10) C’était fête du Grand Passage, deux semaines dernières. Pour cette raison qu’impossible alors de vous écrire. Avec temps du Grand Remuement (lui pendant le mois d’octobre), c’est plus grand moment de l’année. Tous ici courent à travers les rues de la ville jusqu’à ses portes. Course folle d’enchevêtrés si difficile à décrire. C’est souvenir de l’effondrement des Murailles, il y a très longtemps, avant le moyen âge. Quand il avait fallu fuir Brünswick, la capitale alors, toute en feu sous l’assaut des pillards (les Hommes-du-Vent, je vous en ai déjà parlé, je crois). Alors détruisaient tout ce qui sur leur route de hasard. Grande peine et soulagement à la fois dans cette fête : soulagement d’avoir pu échapper à mort promise, mais peine de la terre quittée à jamais (les textes d’autrefois décrivent un tel bonheur quand là-bas notre peuple). Mais nostalgie inutile, même si souvent des larmes dans les saouleries du Grand Passage. Parfois quelques-uns qui s’immolent par le feu. Mais très rare. On dit qu’une dizaine cette année. Bien à vous, …

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Assises sur assises, marqueterie de tons du blanc vieilli à l'ocre, sur laquelle brodent les zones brunes, là où la pierre s'est laissée gorger d'humidité, en rectilignes redans, contreforts, appuis, la muraille s'élance vertigineusement vers le ciel violet, irradié, et en renversant la tête pour la suivre des yeux je garde conscience, dans cet essor, de la solide pesanteur qui le crée, l'accompagne, pulse ce mouvement figé. Envolée plus solidement ancrée que je ne le suis sur mes jambes écartées

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Le Type au fond du couloir (5/6) Ainsi, chaque après-midi chez l'historien offrait son lot de nouveautés. Toujours au sol, parmi les livres et le reste, s'éparpillait l'ensemble des dessins exécutés quelques heures auparavant. La plupart étaient réalisés sur de bêtes feuilles de papier machine en format A4 et quelques-uns, plus rares, sur des supports bâtards récoltés de ci de là : enveloppe en kraft, carton de papier à cigarette, brique de lait déchirée... Je me souviens d'une paire de mâchoires au crayon gris, béantes, monstrueuses, qui s'entre-mordaient et avaient provoqué en moi une impression de malaise dont je n'avais pu me défaire avant le lendemain. Je me rappelle aussi d'un ensemble de portraits, des jumeaux et des jumelles qui souriaient jusqu'aux oreilles. Il y avait des labyrinthes aussi, et des marelles traitées aux pastels avec beaucoup de matière, ainsi qu'une improbable série de gribouillages où l'historien s'était appliqué à user l'encre d'une dizaine de stylos à bille flambant neufs. Mais la mémoire me manque et il y en avait tellement, tellement...

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J'allais souvent dans cette librairie sur la place, celle dont le fond est façade de chapelle. J'y traînais dans les rayons et n'y achetais quasiment jamais rien. Les livres y sont écrits dans une langue étrangère que je connaissais mal, il n'aurait pas été judicieux de dépenser même peu d'argent pour quitter les lieux avec un des volumes que je n'aurais compris qu'à peine, et dont j'aurais sûrement définitivement arrêté la lecture avant la fin de l'introduction. Avant de vivre dans la ville, j'y étais allé quelques fois déjà, et ces fois-ci certainement, j'avais acheté quelques ouvrages en ces langues étrangères dont je pensais alors que je les apprendrais en les lisant, ou que je les apprendrais ailleurs pour pouvoir lire en nombre ces livres, vendus dans la librairie sur la place à fond en façade de chapelle, que l'apprentissage serait formalité, qu'il ne serait question que d'un peu d'envie et d'enthousiasme, et que sans peine, sans abnégation ni renoncement, j'aurais bientôt toute aisance, légèreté et profondeur pour batifoler entre les pages, avalant les chapitres et les volumes avec entrain et hauteur de vue. Il n'en alla pas ainsi, et je n'appris jamais correctement, je sus un peu du vocabulaire mais peu, et mal. Résidant plus tard dans la ville au sein de laquelle se trouve la place aux allures de peinture de la cité idéale, au fond de laquelle s'ouvre comme scène et décor une large façade de chapelle glorieuse, j'allai souvent dans cette grande librairie parcourir les rayonnages où se dressaient serrées les pages couvertes d'hermétisme superbe, langue à côté de laquelle celle dont je disposais était babil et galimatias. J'y retournais et ressortais les mains vides, abattu sûrement de me savoir défaillant et insuffisant, vaincu par moi-même et par cette langue que je ne pratiquerais jamais qu'à la façon des amateurs dominicaux, tandis que ses champions s'escrimaient bon train à ses moyens et à longueur de semaine, comme si elle leur était aussi soumise et familière qu'une troisième main qu'ils auraient aussi naturellement que la droite et la gauche au bout des bras dont, droit et gauche, je dispose également, sans que ces membres m'aient été du moindre secours pour me hisser jusqu'à leur championnat. Je ne vais plus à la librairie, et si je vois parfois la place aux allures de peinture cosa mentale de cité idéale, au fond de laquelle toujours est la façade de la chapelle en majesté, j'ai quasiment oublié qu'à son côté gauche se trouvent toujours ces rayonnages où reposent les véhicules de la langue que je voulais faire mienne.

dimanche 18 avril 2010

157 : samedi 17 avril 2010

Le chemin montait étroitement le long d'une pente raide et accidentée, bordé de près par des bosquets serrés et des buissons épineux. Ses poursuivants gagnaient du terrain sur sa fuite, il sut qu'il ne les sèmerait pas avant le sommet, alors il se referma, disparut, se retira du flanc du mont, laissant ses chasseurs prisonniers de la végétation dense là où elle avait poussé sans qu'aucun sentier ne vienne la traverser.

samedi 17 avril 2010

156 : vendredi 16 avril 2010

Sur une table de marbre blanc, le couvert était ocre et rouge sombre - le rouge des carrelages du palais ; assiettes et verres étaient placés dans les coins des sets en boutis posés en biais, et cela dessinait une petite géométrie vaguement esthétique, un peu, juste un peu, surprenante, violemment colorée (mais les dessins des assiettes et du tissu, dissemblables, étaient sobres, un peu étriqués, comme un baroque à la fois avorté et desséché), qui, dans son semblant d'originalité, appliquait toutes les règles des décorateurs en vogue. Marie a surtout pensé, comme sans doute tous les convives, que c'était parfaitement inconfortable. Ils se regardaient ; des petites phrases, en léger bourdonnement, voletaient autour de la table, avec prudence, tâtonnement pour se deviner, se classer, chercher des sujets de conversation entre des hommes au visage lisse, bronzé, costume de lin de couleurs évanescentes ou classiquement blancs, chemises au col ouvert, avec, parfois des foulards qui lui ont rappelé sa jeunesse, et certains nez autoritaires, quelques rides, lui ont fait signe, lui ont donné envie de connaître leurs porteurs, de pénétrer derrière la banalité, parfois la sottise de ce qu'ils disaient – il y avait aussi, lui provenant du bout de la table, de rare incursions du violoncelle d'un complet bleu de ciel mourant, et l'homme, assis un peu en retrait, avait les yeux perdus dans le vague, et puis en face d'elle les très beaux yeux brillants d'un très jeune homme qui lui ont souri, avant de se détourner vers la blonde au beau décolleté et à la moue lasse un peu plus loin, avec la même cajolerie, qui a continué le tour de la table, passant de femme en femme. Une majorité de cheveux souples, blonds ou auburn brillant, d'épaules plus on moins rondes et très nues, quelques casques de cheveux noirs, assortis à des voix profondes, creusées par la vie et les cigarettes, des jeunesses éclatantes, ou reconstituées, quelques ingénues. Un jeune couple, très dru, très frais, campagnard, faisait des allers et retours depuis la maison, apportant des couverts noués en bouquet et de grands plats de crudités décoratives, de petits coquillages, des grands bols de sauces colorées. Elle s'est préparé à s'ennuyer.

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Dans certaines circonstances le recours à la connaissance est une chute dans la faiblesse qu'on aspire à dissimuler par la connaissance dont on se pare comme consistance, celle là même à laquelle il est faiblesse de recourir. C'est un écran de fumée qu'on ne déploie que pour cacher, et qui donc montre en dissimulant, montre qu'il dissimule puisque sa monstration signifie une dissimulation. Le croton coccymelophyllus est une plante du genre croton et de la famille des euphorbiaceae, elle est présente en Nouvelle-Guinée. Sergueï Priakhine est un joueur de hockey sur glace russe né en 1966 qui pratiqua son sport en URSS, au Canada, aux USA, en Suisse, en Finlande, au Japon et en Russie. La première représentation connue d'un étrier dans une tombe de la dynastie chinoise Jin eut lieu en l'année 322 du calendrier Julien. Que brûle-t-on pour obtenir cette fumée dont on fera écran ? C'est une fumée dont on tire perpétuellement les fils inépuisables qui s'entremêlent. Et dès lors, l'écran s'avère être encerclant et spiralant, et si l'on tire abondamment sur les fils de l'écran de fumée de la connaissance on peut obtenir une tornade. Une chute dans la faiblesse qui s'avoue en dépit d'elle-même se révélant alors plus puissante que la force.

vendredi 16 avril 2010

155 : jeudi 15 avril 2010

Pour grimper à une échelle avec succès, il vaut mieux la dresser de façon à ne pas simplement marcher à quatre pattes sur ses barreaux, il vaut mieux ensuite considérer que l'on parviendra à y grimper, au cas où elle aurait été dressée mais sans qu'on la fasse s'appuyer à l'autre extrémité. On grimpera sans le savoir, mais parce qu'on avait pensé que l'on allait y parvenir et qu'une fois parvenu rien d'anormal ne serait à constater, on grimpera jusqu'au haut posé dans le vide au-dessus de nos têtes. C'est quand on sera en haut de l'échelle et qu'on verra qu'elle n'a d'autre point d'appui que le sol et son propre corps qu'on risquera de chuter. Il faudrait parvenir à faire comme si tout allait pour le mieux et redescendre comme on était monté, mais personne n'y parvient. La surprise est trop forte. Et l'on échouera toujours à atteindre le sommet de l'échelle si l'on sait qu'elle ne tient qu'à nous ; même si on feint de l'ignorer mais qu'on le sait, on échouera.

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Début août 1974. Il avait 10 ans et venait d’emménager avec sa famille dans une tour neuve de 17 étages. Ils en étaient les premiers habitants, dans ce quartier moderne, près des universités, déserté pendant les vacances. Les ouvriers avaient terminé en tout premier, spécialement pour eux, leur appartement du 7ème : fixé les portes des placards, lissé les enduits des murs, posé les carreaux de la salle de bain, installé les sanitaires. Le reste de la tour était ouvert à tous les vents. C’est là qu’il passa l’été : comme ses parents étaient occupés à défaire les cartons, il était livré à lui-même, errant d’un étage à l’autre. Il revoit les pièces vides et sonores, les murs blancs, sur lesquels jouait le soleil d’août, la poussière de ciment sur le plancher, les alcôves des placards, les salles de bain aveugles et obscures. Il ramassait les fils électriques de toutes les couleurs abandonnés par les ouvriers, pour en faire des bagues, des bracelets, des cages. Son occupation préférée consistait à en chercher, d’un étage à l’autre, les pelotes emmêlées. Ou alors il allait dans le terrain vague qui jouxtait la tour, cueillir entre les gravats, des coquelicots et des fleurs de moutarde. Il faisait chaud. Il était seul. Il s’en souvient comme d’une période hors du temps.

jeudi 15 avril 2010

154 : mercredi 14 avril 2010

Et le temps se suspend, s’étire et se recompose. Les nuits s'étendent et les matins se rognent. C’est le temps des vacances, des brises d’avril qui dévoilent leur fil. Lever tard, coucher tard. Du cordeau tendu, les viscères trop sollicités se détendent, respirent à la faveur d’un filet de lumière nouvelle. Au creux du ventre, les liquides circulent, permettent aux idées enfouies dans leur creux d’éclore enfin sans parasite. Au fil des heures, l’oppression expire et l’énergie vitale reprend son souffle au milieu d’un grand tout. Se réaligner depuis son centre, disent certains. Terre, ciel, droit dans ses boots, par une parabole cosmique une réconciliation avec les éléments conjure le sort de l’anxiété moderne. Légers spasmes. Deux jours à peine mais déjà le corps reprend le contrôle sur la tête dans une évacuation inopinée de maux récurrents. Distance bienfaitrice ou ajournement malin ? Peu importe, au repos, des images nonchalantes baignent allégrement dans un apaisement nécessaire.

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Benoît avait longues errances derrière lui. Benoît avait lassitude grande. Benoît était parvenu à l'âge grand. Benoît en a parlé, distraitement, dans un blanc de la conversation, à un vieil ami, vers la fin de retrouvailles, un échange de phrases qui s'épuisait, s'éternisait, s'effilochait, à une terrasse de café, sans qu'ils aient envie d'y mettre fin. Et quand l'ami lui a proposé cela, il a senti qu'il l'avait peut-être vraiment pensé, sans le savoir, et, comme un pari, il a accepté. Cela qui était une petite bâtisse, bien petite, bien humble, bien décrépite, comme une seconde peau, mais trop solide pour être masure. Une petite bâtisse à apprivoiser, ou dans laquelle se couler, à laquelle se conformer, aux lisières d'un bourg, juste au dessus, légèrement, en surplomb de la route de clôture ou de «contournement», sur une petite colline, une petite avancée rocheuse. Une colline si discrète qu'elle n'en méritait guère le nom, mais les rues, en dessous, dévalaient lentement jusqu'aux platanes de la place de la mairie, et puis reprenaient leur descente vers les peupliers, la petite rivière, le tourbillon d'un moulin abandonné. Benoît y a installé quelques meubles qui dormaient dans un garde-meuble, conservés comme une attache, parce qu'il n'y pensait pas, ou ne voulait désirer leur disparition. Cela faisait un décor un peu monacal, un peu recherché, comme une cellule meublée de luxe. Il a mis un temps à s'y habituer, à les dissocier du souvenir de ses parents, et puis ils se sont admis, lui et eux. Il avait envisagé, vaguement, ou décidé mais sans le désirer réellement, d'occuper les années qui s'étendaient encore devant lui à écrire quelque chose qui aurait pu être ses mémoires ou - l'idée lui plaisait, avec tout de même un peu d'auto-ironie - son livre de sagesse. Il ne l'a pas pu, ou pas tout de suite. Il a laissé le temps en venir. Et chaque matin il sortait sous sa tonnelle clairsemée et il regardait. Les toits étaient gris, doucement roses quand le soleil s'en venait, les arbres étaient petits, et grands dans son esprit, la connaissance qu'il en avait, et le plateau s'étendait, avec des bosquets, de petites bosses, quelques fermes, jusqu'à la chaîne de montagnes bleutées, sur une distance qui variait selon les jours, les heures, les lumières. Il restait là. Il ne pensait pas. Un désir de départ lui venait. Mais ce n'était qu'une velléité. Il sentait dans son dos la présence de la maison, et c'était un lien qui s'était créé peu à peu, qu'il commençait à comprendre, qu'il n'avait pas envie de rompre.

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Là-bas sont les forêts de sapins dans la lumière estivale, parcourues de lacs à l'eau noire entre les collines. Le sombre des sapins qui scandent de leurs troncs verticaux les bords de route fait éclater de lumière vive les ouvertures sur l'horizon, où le panorama s'offre aux yeux, où la douce acidité des verts gicle. Le vent alors agrandit l'espace en le gonflant comme un poumon, et au nouvel abri des sapins on traversera les capiteux nuages qu'exhalent les fougères au sol. On revient là-bas en rêve, souvent, aussi connaît-on les formes sous-jacentes que ces lieux prennent au fond de soi. C'est pourquoi on ne cartographie pas la contrée, car elle existe à chaque instant entière pour soi quel que soit le recoin que l'on en traverse, car on y erre dans l'envoûtement d'une continuité enchaînée qui place hors de propos la segmentation des localisations arrêtées.

mercredi 14 avril 2010

153 : mardi 13 avril 2010

Quelques jours après leur entrevue, elle l'avait de nouveau aperçu sur un quai de RER, assis seul et le regard perdu, affaissé, soupirant profondément comme à son habitude, rongé par quelque pensée trop lourde à porter. Il n'aurait pas dû être là. Il lui avait dit qu'il quittait Paris le lendemain de leur rendez-vous. Il n'aurait pas dû être seul, mais accompagné de sa nouvelle femme. Il n'aurait pas dû rester sur ce quai sous-terrain après que la rame se soit arrêtée sans qu'il y accorde la moindre attention. A quoi pouvait-il penser ? Elle n'avait pas vraiment envie de le savoir. Le voir là alors qu'elle ne s'y attendait pas lui avait déjà fait l'effet d'une douche froide, elle n'avait pas besoin de davantage d'émotions. Elle avait passé une après-midi délicieuse avec une amie : d'abord un film soigneusement choisi dans le répertoire du cinéma asiatique qu'elle affectionnait, puis un thé gourmand dans un salon cosy. Tout ce bien-être gâché en une seconde... Elles attendaient toutes deux le train qui les ramèneraient dans leur banlieue quand son regard s'était d'abord posé sur une paire de chaussures masculines ordinaires, plutôt sportives pour le contexte urbain, mais insignifiantes. Machinalement elle avait levé les yeux sur l'inconnu à quelques mètres d'elle. Et c'était lui ! L'homme épousé dans une autre vie, le père de ses filles, revu dans d'étranges circonstances cinq jours plus tôt, dans ce café où ils ne trouvaient plus rien à se dire. Lui. L'homme aimé, être instable, dérangeant, manipulateur malheureux, échoué sur un banc de la station Luxembourg. Elle avait fui, prenant son amie à son bras sans rien lui dire et l'entraînant dans la voiture dont les portes s'ouvraient à peine. Sans doute éprouvait-elle un certain plaisir à le découvrir ainsi abandonné. A moins qu'il n'attendît quelqu'un ? Mon dieu, la vie nous joue de ses tours ! Aussitôt les portes refermées, dans un fracas qui lui procura un nouveau choc, elle s'en voulut de ne pas lui avoir tendu la main, de ne pas lui avoir prêté une oreille attentive, car à le regarder à son insu s'éloigner, elle croyait deviner un visage torturé. Une fois de plus elle se sentit coupable de ne pas le comprendre.

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Il n'est pas de vide, mais de moindres pleins au sujet desquels nous nous méprenons. L'intégralité de ce qui nous est permis est un agencement de pleins plus ou moins denses, notre milieu est indépassablement plein, de telle sorte que nous ne saurions être mieux définis et désignés que : celles et ceux qui existent dans le plein - redessinant ainsi pour nous-mêmes les contours de la communauté dont nous sommes part, y faisant figurer non moins légitimement que nous mêmes de nombreux êtres que nous avions frappés d'étrangèreté en vertu de critères erronés - davantage erronés. Le milieu qui nous est consubstantiel - le plein - a pour envers fatal : que notre perception et toutes nos possibilités de connaissance et d'imagination sont placées sous l'emprise totale de l'opacité. L'intensité variable de l'opacité dans laquelle nous pensons et éprouvons nous fait croire en la transparence, nous fait à tort tenir la transparence comme référence et forme de la sensibilité et de l'intelligence. Nous tenons la déperdition de la transparence dans l'obscurité de la distance comme accidentelle et inessentielle, à l'exact envers de la réalité du monde : les brusques s'en vont pour les arrachées qui pendent.

mardi 13 avril 2010

152 : lundi 12 avril 2010

Attendre dans la fraîcheur de l'aube, dos à plat sur le drap, yeux filtrant, que naisse lentement le dessin familier des stucs - lumière blanche se glissant par la fenêtre ouverte, s'étendant insensiblement et dégourdissant la pénombre autour d'elle, ricochant sur l'infime relief, suivant les courbes de la rosace, soulignant les petites perles ou fleurs en bouton qui s'en échappe – et avec le jour la douleur s'éveille, s'intensifie jusqu'à mériter son nom, née de la tension, l'espérance de l'heure où on pourra s'accorder les médicaments légers, juste suffisants pour amener détente, montée douce du sommeil pendant que le plafond se dore timidement. Plus tard, dans la touffeur de l'après-midi débutant, attendre que cesse le vacarme du soleil dans la cour, derrière les persiennes, attendre que vienne le désir de l'action. Attendre que la vie passe, et déplorer, vaguement, d'en avoir fait si peu.

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Il s'est avancé comme un somnambule, les bras en avant pendant les pas qu'ils a dû marcher depuis la buvette jusqu'au centre de la piste, les bras en avant comme si des fils de marionnettiste tendus depuis le plafond les lui avait dressés devant lui, des fils qui n'étaient pas davantage là qu'il n'y avait de manipulateur pour s'en saisir à l'autre bout qu'ils n'avaient pas et qui pourtant auraient expliqué pourquoi chacun des mouvements de cet énergumène, comme ceux de ses cinq ou six sosies, semblait mu depuis l'extérieur de son corps, pourquoi son sourire immobile semblait tiré par des élastiques depuis derrière ses oreilles et derrière ses oreilles des élastiques qui auraient maintenu dans la fixité d'un masque le visage qu'il avait pourtant de chair sous son crâne chauve. Il a marché jusqu'au centre de la piste où tout ce que les environs contenait de jeunesse au fond du corps de ses campagnards s'oubliait dans des transports d'exaltation dansante, emportée dans l'incandescence explosive de la survoltée coulée sonore et rock'n roll de l'orchestre du père Théodore. Il est tombé à genoux quand il est arrivé au centre, ses bras toujours tendus, ouverts plus larges que ses épaules et les paumes dressées vers les planètes qui par-delà le ciel au-delà du plafond sous lequel ils étaient tous gravitaient indifférentes sur le fil d'orbes inconnus et autrement centrés, et alors une voix, qui peut-être était celle du mouvement des planètes en leur chute circulairement perpétuelle le long des orbes, parla par sa bouche immobile et traversa le mur du sourire béat et fixe qu'il avait au bout du corps agenouillé et immobile, portant comme branches ses bras dressés et tendus. La voix parla qui ne perça pas la nappe battante du rock'n roll et que les danseurs d'abord n'entendirent pas, pas avant que l'incident d'une inconnue marionnette non animée de fils et qui par la taille et la chair était image d'homme, et homme elle-même peut-être, pas tant que cette créature agenouillée jusqu'au plein milieu d'eux ne les arrêtât dans leur danse et afin qu'ils la considérassent à la hauteur de l'anomalie qu'elle était à leur côté, puis qu'à la façon d'une flaque d'huile l'immobilité subite de ces quelques uns fût transmise à leurs voisins jusqu'à ce que tous se soient arrêtés et qu'enfin devant une assistance intégralement et inopinément plantée les deux pieds au sol comme s'il s'agissait de racines en terre l'orchestre laissât choir la musique comme d'entre ses mains l'on fait tomber au sol un objet. Alors la voix déclama seule pour le silence qu'ils firent tous.

lundi 12 avril 2010

151 : dimanche 11 avril 2010

Et hors des regards, il y a les usines à faire exister le monde, qui travaillent à produire le réel et qui, s'appuyant sur ce qu'elles ont fabriqué et suivant leur propre mouvement, arrachent à l'inertie et à l'entropie le maintien de son existence. Si l'une des usines défaille, la portion de monde qu'elle fabrique disparaît parfaitement, sa présence et toutes les traces de son existence, toutes jusqu'aux souvenirs. Si ce morceau du monde n'existe pas c'est qu'il n'a jamais existé. Les usines construisent aussi le passé et l'imaginaire du monde qu'elles portent, le monde n'a pas d'histoire en dehors de leur travail et de leur ouvrage, toute l'histoire et les possibilités du monde sont dans leurs mouvements que nous ne voyons pas, leurs pulsations, leurs battements et leur affairement. On ne sait pas où sont les usines. On ne sait qui les a construites et pour quoi. On ne comprend pas comment les lieux qui les accueillent ont pu leur préexister.

dimanche 11 avril 2010

150 : samedi 10 avril 2010

Si l'on veut que tout soit englouti, c'est parce que nous aspirons à la légèreté des êtres volants. Si nous pouvions être partout où notre regard atteint, nous nous consolerions d'être privés d'ubiquité, nous nous accommoderions de notre finitude. Si l'on veut que tout soit englouti, c'est parce que nous désirons pour le monde la mémoire des poissons, let souhaitons son entièreté recouverte, ses recoins, tréfonds et sinuosités dépliés et ouverts. La fin et le début perpétuels et inhabitables. Nous n'aurions plus rien à faire ici, nous n'aurions plus rien à faire.

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La pierre moussue ne voyait jamais le soleil. Ce fragment d'un bloc plus conséquent fracassé quelques dizaines de mètres plus haut avait arrêté ici de dévaler la pente pour n'en plus bouger depuis plusieurs centaines d'années. Les générations de végétaux se succédant autour de lui avaient peu à peu déposé un humus épais qui le rendait moins saillant. La mousse était ensuite apparue, achevant de fondre le gros caillou dans le décor de sous-bois, estompant son arête aiguë, pas franchement érodée. Cette pierre gisait là sous les pins sylvestres comme un ancien dangereux malfrat s'étant peu à peu assagi au contact d'une communauté bienfaitrice qui aurait eu le dévouement de le recueillir. Sa violence latente se réveilla brusquement, massive et nette, quand l'arrière du crâne y fût projeté, de toute la vitesse d'un corps tombant sans frein. Le bruit de l'os fracassé troubla le calme de la forêt et la mousse, enveloppe bien trop fine de cette roche bien trop dure, fut instantanément imprégnée du flot épais et sombre du sang.

samedi 10 avril 2010

149 : vendredi 9 avril 2010

Deux pigeons se côtoyaient, en totale indifférence. Soucieux de chercher pitance, d'étancher leur soif, de circuler sans trop de risque, un moment, jusqu'à ce que le besoin, ou rien, une impulsion, un instant, les fassent rejoindre, ailes battantes, bruyantes, musique désordonnée et unie, une troupe de passage pour investir un fronton, prendre le soleil avec béatitude et conformisme, et puis repartir brusquement, obéissant à la décision d'un qui se voulait chef, leader, fugacement. Mais là, dans le frais du matin, ils trottinaient, affairés, séparés et proches, et peu à peu se créait entre eux un lien, un rien, juste le compagnonnage, une petite fraternité dans l'action, qui, dans une brèche de temps, un instant prolongé, devenait tout.

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La prairie explosait de fleurs, et sur le vert intense de l'herbe tendre, leurs couleurs étaient si éclatantes dans le soleil que j'aurais déjà pu me croire dans un souvenir. Il y avait au fond de l'air la mémoire de la fraîcheur où s'apaiser, pendant que la lumière bonne nous baignait de sa tiédeur légère. Le rouge des coquelicots et le jaune des boutons d'or, le blanc souple des pâquerettes, des myriades de points irradiants tremblaient sous le ciel grand ouvert et dans le vent tranquille. Tu étais là et tu portais avec ta robe légère la blancheur de ta peau douce. Nous ne disions rien. Nous marchions. Tout était possible alors nous n'avions rien à faire. Nous nous assîmes un moment, tu m'a laissé poser ma tête sur ton épaule nue et ma main sur l'intérieur de ta cuisse. Je t'embrassai la nuque, caressai tes épaules et bras, tes cheveux et tes cuisses, partout ta chair au bord de tes seins et de ton visage, parfois tu prit une de mes mains et la baisa. Je compris que l'air calme, le ciel beau, les fleurs par milliers et la prairie enchanteresse, tout ceci n'était que de toi, que partout était toi. Que tu étais toute la beauté du monde mais qu'elle y était partout par toi.

vendredi 9 avril 2010

148 : jeudi 8 avril 2010

Il sentait très bien que pister le tueur à la chiasse allait bientôt lui bouffer un paquet de son temps, à faire comme le Petit Poucet sauf qu'à la place des cailloux se seraient des mares de merde avec des macchabées au fond, comme des foutus cafés géants remplis à ras bord de chierie avec des égorgés pour faire les morceaux de sucre et avec lui, le Stup', pour devoir touiller. Et comme la gueule de son nouvel emploi du temps se voyait comme un étron au fond de la cuvette des chiottes un jour où il n'y a plus de papier, le Stup' s'est dit qu'il fallait qu'il profite du petit créneau qu'il avait sous la main maintenant que les toubibs étaient en train d'éplucher disséquer désosser l'appartement du crime. Pas le mauvais moment pour pousser un coup jusqu'à Maisons-Alfort, et reluquer ce que les établissements Yougo & Yougo avaient à proposer dans leur entrepôt, au rayon hachoir maxi-puissance pour gros tas de carne. Juste un petit crochet avant de revenir à la chiasse en fin de matinée.

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Aujourd’hui la joggeuse est arrivée le long du canal à huit heures pile, comme d’habitude, en survêtement rouge, rythmant énergiquement son talon-fesse et balançant sa queue de cheval en cadence. En repartant, elle a croisé la vieille clocharde fagotée de vêtements superposés qui s’avançait sur le quai en bougonnant, les mains croisées derrière le dos. Celle-ci s’est s’assurée par un long regard qu’elle était seule au bord de l’eau, en contrebas de la voie de circulation ; alors d’un mouvement preste, elle a soulevé jupes et jupons, ô la sale, pour faire pipi, au vu des huit étages de l’immeuble en surplomb. La journée, ensoleillée et tranquille, s’est écoulée entre péniches et bateaux mouches, promeneurs et chiens en goguette. Vers 19 heures, un homme à casquette est arrivé, chargé de sacs. Ignorant des avatars du matin, il a installé au bord de l’eau un carton en guise de table, qu’il a recouvert d’une nappe blanche, verres à pied et bouteille de vin… Puis il a patiemment attendu sa dulcinée. Et cette nuit, à 3 heures du matin, une voiture s’est arrêtée, une porte a claqué, des éclats de voix : une dispute entre le conducteur et sa passagère : sa femme ? Sa maîtresse ? Son associée ? La voiture a démarré en trombe, les pneus crissant, abandonnant madame les bras ballants sur sa jupe plissée, désemparée et vacillante sur ses talons hauts. Alors est arrivé un camion, 18 tonnes de livraison, qui l’a dépassée, a ralentit et tout doucement fait marche arrière pour revenir à sa hauteur : hé, hé, hé… Elle est partie au trot. C’est la vie des quais du bord du canal. Je l’observe tous les jours derrière la baie vitrée de mon salon, dans mon appartement du premier étage.

jeudi 8 avril 2010

147 : mercredi 7 avril 2010

[ open-space ] Un mardi au goût de lundi. Début des vacances pour certains, d’autres restent là dans une atmosphère nonchalante. Le silence se fait presque harmonieux, un délicat intervalle de paix se crée enfin dans cet espace au préfixe ouvert. De l’ouverture née de l’absence. Moins de personnes, plus de vide, plus de silence. Des chaises dactylo inertes, inoccupées, dossiers plaqués sur des bureaux nettoyés. Posé sur le coin de l’écran, le micro-casque semble lui aussi prendre congés mérités. En pause les voix criardes traversant sa mousse protectrice élimée, du répit pour son écouteur souillé par la friction permanente des oreilles gorgées de cérumen poisseux. Les glandes sébacées, les corps, les esprits comme les objets et les meubles prennent du recul, se rangent soigneusement, se reposent enfin. Quelques bredouillements fluctuants rebondissent puis sortent par les fenêtres coulissantes pour échanger leur bruissement par un courant d'air printanier. Les jambes se dénudent, les épaules aussi. Le soleil du week-end a ravivé l’épiderme autant que l’humeur. Un, deux, trois, quatre vies à bout de souffle retrouvées ce matin comme si elles étaient heureuses de venir travailler. Et je caresse du doigt le lobe de mon oreille droite.

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Agnès regardait le dos de Guillaume, un peu vouté, mais si peu, et la distance entre eux se creusait. Elle refusait de s'exténuer à essayer de la réduire, ou même de la maintenir. Elle s'agaçait, un peu, de sa vieille veste de cuir un peu éraflée, savait le soin qu'il avait apporté, comme sans le savoir, au reste de sa tenue. Son éternel dandinisme. La petite colère, un rien sur-jouée, le pauvre chéri, qui le faisait bougonner à l'idée de la fête organisée par leurs enfants pour cet anniversaire ; elle avait plaidé, s'était moquée de lui, légèrement, sans trop appuyer, avait insisté. Ce dos. Elle lui souriait. Elle le revoyait disant, ce matin, en entrant, venant du jardin, bottes sales sur carreaux nets, dans la cuisine où elle rêvassait devant une tartine de miel, que, puisque c'était comme ça, et puisqu'il semblait que ça se fêtait ces cinquante ans de mariage, il ne supporterait tout le ramdam qu'ils allaient organiser les autres – elle avait froncé les sourcils – il avait répété « les autres » avec un petit sourire de sale gosse malicieux – il ne jouerait les patriarches comme ils le voulaient que si, auparavant, ils la faisaient tous les deux la fête, et que, pardon, elle savait bien, l'imagination ce n'était pas dans ses cordes, il l'emmenait dîner ce soir, chez X, ça lui allait ? Bon, il allait téléphoner pour réserver – et il était sorti. Elle avait soupiré, il ne changerait pas ; elle avait soupiré plus doucement, c'était gentil. Il marchait tout de même vraiment trop vite. Il l'avait oubliée, il fonçait vers le but qu'il s'était fixé. Elle a trébuché, et à ce moment il s'est retourné. Il l'a toisée « Vous venez ? ». Elle a murmuré « Vous allez trop vite, toujours, mon Chéri ». Il a souri. Il lui a pris le bras. Ils sont repartis. Ils passaient devant un manège, absurdement vieillot, comme ceux qui avaient accueillis leurs parents. Elle regardait les chevaux. Il l'a regardée. Elle a pensé « Vous vous souvenez ? ». Il a dit « Vous étiez négligeable. C'est dix ans plus tard que vous m'avez forcée à vous voir ; vous étiez charmante ». Elle a répondu « Vous étiez une petite brute » - « Déjà ? » - « Déjà. » Ils ont ri.

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Un jour j'avais été persuadé que l'intérieur de la bouche des filles était frais alors que je ne doutais pas qu'il l'était aussi peu qu'en la mienne chez les autres garçons. Ceci dut contribuer au dégoût que j'avais pour l'érotisme des corps mâles, et instaurer dans le même mouvement une idéalisation fascinée des filles de mon âge et leur attribution au sein de mon esprit d'une place à elles réservée, irréductiblement autre et reclose sur elle-même. Les filles m'étaient d'autant plus étrangères qu'attirées par les garçons, elles désiraient des bouches dont l'intérieur était chaud, que du moins elles s'en accommodaient, désirant suffisamment la bouche des garçons pour tolérer la chaleur qui y siégeait. Une tournure d'esprit fortement enracinée et tout à fait retorse me fît croire que la chaleur interne à ma bouche était intolérable à la fraîcheur féminine, désirable et salvatrice bien que gauchement portée, et virginale bien qu'intrépide, sans que pourtant je croie cette chaleur qui était honteuse autant qu'elle est mienne différente de celle qui derrière les lèvres et entre les mâchoires de certains de mes camarades masculins étaient sous mes yeux indiscutablement attractive et même recherchée, sans non plus que le bien fondé du charme distillé par le corps acceptablement lesté de chaleur buccale de mes congénères me semble douteux.

mercredi 7 avril 2010

146 : mardi 6 avril 2010

La neige tombait toujours après qu'ils les avaient toutes les trois abattues, et très vite leur enveloppe textile noire fut recouverte sous la blancheur aveugle. J'étais au bord du chemin forestier, assis dans l'ombre lourde que font comme piège et abri les sapins. Mes trois guides trépassés allaient emprunter le chemin lorsqu'ils furent tués sous mes yeux, pour mes yeux, ce en quoi je connaissais les directions de mes deux alternatives. Me rendre seul où je devais et poursuivre, ou repartir en sens inverse d'où je venais. Deux risques de se perdre. Avait-on abattu mes guides pour me tuer, estimant qu'il était certain que je mourrais rapidement dans la neige, ou pour m'avertir que poursuivre plus avant serait ma mort, ou pour me rendre messager, pour que je revienne d'où je venais et y dise ce que j'avais vu ? Le désert et la monotonie enneigée de ces contrées du nord n'offraient pas plus de repères que d'espoir de trouver sa destination, quelle que soit celle que je choisisse. Ma mort était probable, elle serait certainement solitaire, prochaine, glacée et noyée de faim, je m'imaginai ravagé de faiblesse m'abandonnant dans la neige au sommeil pour en finir quand mon corps n'avancerait plus. Je continuerai vers le sud, si quelque possibilité de ne pas périr m'était comme miraculeusement accessible, autant qu'elle me voie arrivé au véritable but de mon voyage, les balles qui peut-être me seraient réservées plus loin ne noircissait qu'à peine ma situation quasiment désespérée.

mardi 6 avril 2010

145 : lundi 5 avril 2010

Août s'achevait dans des journées de pluie sur le lac. On avait rentré dans la galerie où les enfants jouaient, tout au bout, contre la porte fenêtre en angle, sur le potager, quatre des chaises et la table de fonte de la terrasse, pour les dessins, les parties de Mille bornes ou de Cluedo, et les plus grands s'étaient réservé ce coin, installant même un énorme philodendron comme une frontière. Alice et Jeanne commentaient le dernier numéro de Elle qui annonçait les tendances de la rentrée, et comptaient les jours qui s'étendaient encore entre le vide de ces deux mois de cousinage, de marches derrière le grand-père dans les alpages, de rares descentes à Amphion pour vérifier que l'ennui y était plus concentré encore, comme leur groupe, et la trop brève fin de vacances, quand elles seraient rentrées, enfin, les longues journées de septembre, les soirées au bas de l'immeuble avec les autres, dans le ressac de la mer, le frissonnement des pins, quand la chaleur du jour ressort de la peau, les phrases échangées avec une cigarette, en attendant que les garçons repartent en pension. Et de temps en temps une révolte fusait dans le groupe des petits, et entraînés par Arnaud, ils fonçaient à l'assaut de leur rêverie dans un tumulte de bras, de récriminations, et puis de pleurs de Julie qui invariablement recevait un coup qui ne lui était pas destiné. Généralement il était alors l'heure d'aller en troupe à la cuisine pour le goûter.

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Ensuite, découvrir au fond du sol les racines du pied, et là les mots qui disent les phrases permanentes, celles qui divulguent la spontanéité pure en sein d'une forme grammaticale, au sein d'une expression humaine une fulgurance de raison divine, par delà son sens l'éclair dans le mouvement de sa métaphore, dans son rythme l'expression de l'imagination engagée et intimement concernée par la substance de la terre et du ciel, le jaillissement de la nature communes aux personnes, aux icônes et à la beauté irréductible elle-même, la puissance réunies des prophéties passées et futures, perdues et incompréhensibles, comprises et libres.

lundi 5 avril 2010

144 : dimanche 4 avril 2004

L'heure de la peur (15) Il était sept heures trente lorsque Francart sortit du bloc opératoire et neuf heures quand Salver le réveilla. C’était le protégé de Francart grâce à une perspicacité peu commune et un idéalisme aveugle. Francart se reconnaissait un peu. Vingt-six ans qu’il habitait Clermont-Ferrand et rêvait de monter à Paris ; on ne lui avait refilé que la banlieue. Au moins c’était vivant, ironisait-il. Il avait épousé l’idée d’être flic depuis l’enfance. Un de ceux qui passerait l’arme à gauche, le canon vers soi et le pouce sur la détente. Ambiance saignante pour le futur quinqua. Il était réaliste quant aux enjeux auxquels était soumise la police mais il voulait rester propre. Cela n’était pas possible, assurait Francart. Ils en faisaient tous la preuve en ce moment. Il fallait contourner les tumeurs et courber l’échine. Bref, agir secrètement. Francart le dépasserait toujours par son mépris du politique. Salver pensait qu’il s’agissait d’un tout, d’un cosmos où chacun avait sa place. C’est sûr mais des parties sont plus enviables que d’autres. - Bon on a tout fait, sauf le voisinage. L’équipe va s’y remettre. - Et les légistes alors ? - Ils disent que l’homme est mort sur le coup, rien de spécial. - Et ses papiers ? - Carte d’identité et permis de conduire sont au noms de Nathanaël Grunswald. - Un casier ? - Bah non, inconnu tout court ! - Et la bagnole ? - J’allais y venir, elle est au nom de François Charodeau. - Et qui c’est le loustic ? - Là est le souci : il fait partie des R.G. - Putain, j’en étais sûr ! - En fait, il était à la DST puis s’est fait virer pour une histoire de voiture piégée qui lui a brêlé le genou gauche. - Et tu crois que c’est le même homme ? - Tu lui as billé la pommette alors on voit pas trop mais je crois que oui. C’étaient de faux papiers. De toute façon, Nirtéfil fait les recherches. - Je le sens pas lui, va faire un tour. Je pensais à Donrelds que j’allais convaincre. Il aimait que les explications soient claires et limpides. Il adorait Boileau et le journalisme devait se plier au classicisme. Soit. J’étais heureux avec mon café dans la salle de restaurant. Je m’étais toujours demandé pourquoi il avait des pseudos comme ça : l’anagramme Donrelds pour Londres, Albert. Wardwood pour Bob Woodward. Je me disais que c’était pour se prouver quelque chose… Il y avait un côté grotesque mais comme il cultivait ce côté mystérieux depuis le début, tout le monde le respectait. Les enquêtes doivent être extérieures à la rédaction. Albert, il était à la fois paternaliste et émancipateur. J’aimais ça et n’avait jamais connu un tel fonctionnement. Je l’appelai alors d’une cabine afin de fixer un rendez-vous pour la publication mais il ne répondit pas. Je payai puis montai dans ma Renault. J’avais le papier de l’année, il n’y croirait pas.

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Prendre la journée pour faire le vide, ça va pas m'occuper des masses, aller fumer une clope au balcon de temps en temps, voir la cour intérieure aussi industrieuse que moi, résonner de silence si jamais un bruit y retentit perdu. Il faudra manger à un moment, le problème de l'alimentation dans ces moments là, c'est l'énergie à mobiliser pour obtenir un plat qu'il est possible d'ingérer sans dégoût. Il faut le faire avant que la faim rende le corps faible et lui fasse déclencher une crise d'angoisse. Il faut déjà faire un rien de vaisselle pour pouvoir utiliser assiette, couteau et fourchette. Ce sont déjà beaucoup de devoir à accomplir, on n'en sort pas, on essaie de biaiser en les passant juste un coup sous l'eau chaude mais il a quand même fallu le faire. Peut-être que prendre une journée pour faire le vide quand on est déjà tout à fait englué dans la mollesse et l'inactivité n'est pas une idée fameuse. Mais s'il faut en plus avoir des idées fameuses, je suis vraiment mal parti dans la vie. Oui, ça c'est bien possible, mal parti dans la vie, admettons.

dimanche 4 avril 2010

143 : samedi 3 avril 2010

Au dessus du mur, l'éventail noir des arbres hivernaux, la cime en attente des platanes d'une route qui nous longeait. Route désertée, et le silence nourri uniquement de l'infime mouvement des rameaux nus dans le vent, quand il prenait force et balayait la région, n'était que très rarement cassé par l'arrivée, le passage, l'éloignement d'un moteur, si rarement que c'était presque événement. D'ailleurs la plupart, à heures à peu près fixes étaient bien la marque des minuscules « évènements » qui ponctuaient la vie du hameau, le toussotement croissant et décroissant de la mobylette du facteur, le car de l'école de Villedieu, le matin et le soir, et deux heures après le premier, une heure après le second, celui qui nous reliait au bourg, avec aussi le circuit du camion de la coopérative. Le reste du temps le jardin m'était une île, et je m'y installait pour travailler, dans la première douceur des jours, à une table sous la gloriette blottie dans un angle, à l'abri du vent, mais à vrai dire, comme il faisait trop froid pour écrire, je restais assise, mains gantées dans les poches de mon manteau, et je rêvais un peu, croyais penser, espérais que les idées me viennent, mâchant des mots pour tenter de les mettre en forme et les retenir, les mettre en réserve, et puis je me réfugiais dans la véranda chauffée, où je me tenais les jours de pluie ou de froid trop intense, et les gouttes de pluie ou la buée maquillaient l'extérieur. La vie du village, les voitures, les tracteurs, se déroulaient de l'autre côté de la maison, devant le porche qui s'ouvrait au bas de la place de l'église.

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Afflux de sang et chute de grenaille partout, la pluie grêle traverse les chairs, fait des ronds dans les marres d'eau rougeoyantes, échos minuscules aux surfaces par dizaines de milliers dans le grand grondement roule comme le tonnerre, rampe sur le pays comme ombre qui lézarde avec lenteur cruelle, l'explosion au ralenti des déflagrations fulgurantes.

samedi 3 avril 2010

142 : vendredi 2 avril 2010

Je te mangerai douze fois, et huit fois par surprise, et quatre fois de guerre lasse. Douze fois parce que c'est normal, normal certains le font le faisaient, douze fois une fois par heure, de midi à minuit, comme des clochers d'église. Huit fois par surprise, il faudra ruser au-delà de la seconde fois tu t'y attendras, surtout à la cadence horaire. Alors alterner avec les occurrences de la guerre lasse, trouver les moyens de la guerre et de la lassitude, la guerre la nôtre, la lassitude la fatigue la mienne ou la tienne, ce sont plus de possibilités de la trouver, une plus grande marge de manœuvre. Douze fois, au bout de douze nous nous connaîtrons. Ou alors huit fois d'affilée par surprise, les huit premières fois, parce que tu n'attendrais pas que je puisse le faire à nouveau la deuxième, la troisième, la quatrième fois, que tu ne croirais pas que je puisse vouloir la cinquième fois alors qu'il y a déjà eu les quatre premières fois, et la sixième après les cinq premières jusqu'à huit. Différence et répétition, huit fois la même ce n'est jamais la même, parce qu'il y a eu un deux trois quatre cinq six sept fois avant, depuis huit heures. Et alors la guerre lasse ce sera pour quatre heures, et j'espérerai que dans l'épuisement des cris pourront être arrachés du fond de toi, du fond de ton épuisement des cris à ton corps défendant. J'y échouerai ou j'y parviendrai, j'essaierai. De plus en plus jusqu'à douze j'essaierai.

vendredi 2 avril 2010

141 : jeudi 1er avril 2010

Un attentat d'une forme inédite, permise par les attentats-suicides, inattendue car beaucoup moins meurtrière. L'horreur. Non par une production quantitative de la mort, par le qualitatif de son avènement public. Il y a recours à l'avion mais l'avion n'est pas le projectile, pas d'avion de ligne à détourner, il faut de petits appareils privés. Attentats-suicides, les projectiles sont les terroristes eux-mêmes. Survol de foules dehors, ils sautent de l'avion et viennent s'écraser au sol. Quelques morts parmi la foule réunie, surtout l'horreur unanime, des centaines de personnes voient. Inquiétude pour les otages. Inquiétude d'une flambée du nombre de personnes prises en otage.

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L'heure de la peur (14) Je soufflais comme un bœuf en rentrant dans l’hôtel. J’avais failli y laisser un poumon. Le jogging de l’année. Malgré la peur qui me bottait le cul, je commençais à prendre mon pied. Ou bien grâce à cette peur, je prenais mon pied. Flirter avec les frontières du pouvoir et de la légalité c’est l’apanage du bandit charmant. J’aimerais bien être l’Arsène Lupin de la presse. D’ailleurs, si je n’avais pas été journaleux, j’aurai sans doute « mal fini ». Allongé sur le lit les jambes croisées et les muscles détendus, je savourais ma fuite. En y réfléchissant, il était quasi sûr que ce fût Grunswald à ma poursuite. Un gratte-papier local ne se serait jamais aventuré sur les lieux du crime. Il ramasse les miettes, c’est la fin du journaliste. Ce ne pouvait pas non plus être le flic du bled, il serait venu avec sa cour. Non c’était bien Grunswald. Je me mis donc à la lecture du carnet sur lequel était inscrit : « illness, insanity and death are the black angels that kept watch over my cradle and accompanied me all my life. » J’avais affaire à une poétesse. Quant à Francart, il luttait maintenant dans l’ambulance pour rester conscient. Nirtéfil et Salver l’accompagnaient et étaient chargés de tout prendre en note. - Qu’est-ce que vous foutez là Nirtéfil ? Je vous ai rien demandé ! - Personne veut venir chef, vous gueulez trop. Francart revit sa position, prit sur lui et annonça avec sentence les différentes démarches à suivre, dans l’ordre. - En un, vous bouclez les lieux. En deux, vous ne prévenez pas la préfecture, ils vont encore me le carrer dans l’oignon, sinon ! En trois, vous appelez les deux légistes qui sont venus la première fois. En quatre, vous cherchez le propriétaire de la bagnole. En cinq, vous interrogez le voisinage avec vos grosses voix et hurlez s’il le faut. J’en ai rien à braire de ces moutons de panurge. - Allez, cassez-vous ! L’ambulancier lui remit le masque à oxygène et il s’évanouit quelques instants plus tard. L’ambulancier démarra et fit crisser les pneus en criant « tu la move ta car ». Cela amusa Nirtéfil et Salver de le regarder, perplexe. Je lus d’une traite le carnet de Nadine. J’étais impressionné par la calligraphie parfaite de cette folle et la structure en paragraphes de même taille avec des marges aux débuts et des interlignes égaux malgré des feuillets vierges. A première vue, je pensai à un testament en manuscrit. La suite me prouva bien plus que ça. C’était à la fois un testament, une explication de ses actes et une lettre d’Adieu. On ne pouvait rêver mieux en tant que fait divers. Je m’endormis du sommeil du juste et mis mon réveil à sept heures pour mettre en ordre toutes les infos que j’avais.

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J’ai huit ans et j’aime les filles. Elles sont douces et gentilles… Avec les garçons, c’est une catastrophe : ils aiment les jeux de ballon, s’imposer, se montrer les plus forts, se défier. Je me rappelle mon premier - et unique - après-midi au club de foot du mercredi : j’y suis arrivé en survêtement bleu marine parce que ma mère, dans sa grande naïveté, n’avait pas imaginé qu’un vrai joueur de foot porte un maillot d’équipe de première division, en satin synthétique, short et jambières assorties. Me voilà d’emblée boulet derrière le ballon… Mais il est vrai que ce survêtement était au moins l’honnête reflet de mes capacités. Même Vincent, un peu mon ami, m’a très vite abandonné à mon rôle de défenseur de derrière les buts, esquivant autant que possible le ballon, confondant dans la panique montante les règles du foot et celles de balle au prisonnier. Avec les filles, c’est très différent. Elles sont sensibles aux attentions et rebutées par les cadors trop brutaux qui cachent leur timidité sous des moqueries cruelles. J’ai assez vite compris qu’il faut se montrer entreprenant pour pouvoir les approcher, mais en douceur, et qu’il ne faut pas se laisser décourager par quelques rebuffades ou moqueries. Aussi dès que l’une d’entre elles me semble bien disposée à mon égard (et pour cela, un seul regard souvent fait l’affaire), je lui écris. Des mots courts, anodins et gentils : à propos d’une jolie écharpe, d’un cahier oublié dans la salle de permanence, pour proposer un jeu à la récréation. J’ai remarqué que les garçons écrivent rarement ; ils ricanent ; moi, j’écris et je me vois un peu comme un poète. Si tout va bien, elle acceptera alors que je lui parle ; et si tout va encore mieux, je lui parlerai à elle, mais aussi à ses amies. Elles sentiront que j’aime leur compagnie, moins guerrière que celle des garçons. Et un jour, j’en suis tout à fait persuadé, je rencontrerai mon amie, ma bonne amie, celle à qui j’écrirai des longues lettres, toutes pleines de mes sentiments parce que je lui serai si reconnaissant de m’avoir préféré. Ce sera merveilleux.

jeudi 1 avril 2010

140 : mercredi 31 mars 2010

[open space] Mireille, Jocelyne, Aimée et les autres s’évertuent à lâcher par soubresaut un crachin soutenu de senteurs astringentes sous lesquelles, je subodore, sont prisonnières des phéromones puissantes. Mais je ne les perçois pas. Elles ne m’atteignent pas. Loin s'en faut. Loin sent faux. Leur odeur persistante installe la désagréable sensation d’être entouré de volatiles d’une autre espèce. Des poules parfumées, musc androgyne, miettes d'ambre, patchoulis extravagant, extraits de menthe surannée, je ne sais. Peu importe, c’est établi, je ne peux pas, ne veux pas les sentir. Moi, seul représentant de la gente masculine, coq dans sa basse-cour, devrais pourtant m’émoustiller devant leur parade printanière ; au pire provoquer roucoulades hormonales ou babillages salivaires à l’orée de la saison où tout bourgeonne. Que nenni ! Ne subsistent au-delà des frondaisons olfactives que bavardages insipides murant ma tête, ceinturant mon occipital pour me laisser dans un état létal. Rien d’attractif, libido zéro. Voies aiguës sur air parfumé mais monotone, répétitions d'appels et de mots convenus, interactions socialement correctes développent en moi une répulsion profonde, malgré l’effort de certains volatiles, affublés de leurs plus beaux apparats, à paraître à leur avantage. Avantage que je repousse, ne veut pas voir, tant le lieu, les circonstances, les odeurs et l'accablant labeur accaparent mon esprit congestionné, chargent mon corps endormi. Mireille, Jocelyne, Aimée et les autres ne sont malheureusement que des conséquences, des stigmates humaines de cet état latent.

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Une chute au sol ramène subitement à la place réelle qu'on occupe dans le monde, celle qu'on oublie quasiment toujours, parce qu'on se la dissimule derrière le flux des pensées et de l'habitude. Retrouver la conscience vive de la présence du monde et de sa présence à l'intérieur de lui est souvent une expérience de la sidération incitant volontiers à une brusque cosmicité. La chute accidentelle au sol, et ce qu'elle mobilise de tactiques pour se protéger de la blessure physique et surtout plus ou moins judicieusement et en vain du ridicule, détourne sur le coup du passage de l'esprit à la pensée cosmique, mais met très exactement celle ou celui qui chute face à son rapport réel au monde et au lieu depuis lequel ce rapport se déploie. La dureté et la résistance du sol n'ont pas la plasticité des pensées. Son propre corps non plus, on se croit transparent comme l'esprit lorsque l'on pense, à supposer que l'esprit puisse être doté de quelque transparence, et chuter nous ouvre les yeux. Ou plutôt nous les ferme, en substituant au secours trompeur de la vision la vulnérabilité que l'on subit au toucher.

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Il était là quand je suis revenue sur l'île, comme toujours, comme autrefois, comme le jour où je me suis embarqué pour aller à terre, et puis dans la ville, là bas, loin de la mer, tournant le dos à ce qu'il m'avait appris, à la pèche petite, à la vie de peu, et à nos lectures aussi, aux longues conversations économes, renonçant même à chercher un embarquement sur un chalutier de mon parrain, et je m'étais fait, durement, à l'usine, au bruit, au métal, aux chefs et aux camarades et à ceux qui l'étaient moins, aux promenades le long d'un canal boudeur, aux dimanches après midi au café, et puis, quand il n'y avait plus eu de travail, ça avait été le camion, le circuit éternellement refait, et les bouilles des commerçants, quelques amis parmi eux, et d'avant, de l'usine, une fille. Il m'avait écrit une fois, au début, et moi deux ou trois. Pas grand chose. Mais dans le train, et sur le port en attendant la vedette, je pensais à lui, m'interrogeais sur son accueil, me préparais à rester neutre, en attente. Il était bien là, sur le banc, contre le mur de l'église, face au ponton, seul pour une fois, mais un peu tassé, et plus petit peut-être. Et quand je me suis approché, j'ai vu qu'il dormait, jambes un peu écartées, vareuse glissant sur une épaule tombante, menton sur la chemise, mais chapeau bien enfoncé, une main violacée et osseuse posée au creux d'une cuisse, l'autre, au bout du bras abandonné, pendant juste au dessus d'un litron vide, renversé sur le sol. Lui, le Jules, le sage.

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L'heure de la peur (13) La goutte au front il avançait dans la maison. Il était délibérément à la recherche de Leroy et ne prêtait que peu d’attention aux pièces de la maison. Grunswald n’entendait que le vent qui rentrait par les interstices des fenêtres et des portes. Le pétard à la main, il monta au premier étage mais entendit au second des pas sur le plancher. Il se fit le plus discret possible et les muscles de la mâchoire bandés, montait une à une les marches. Ses cheveux courts laissaient couler des gouttes de plus en plus salées et abondantes. Arrivé dans la chambre de Nadine il vit un loir et l’assomma d’un coup de pied. Ou le tua. Il aperçut à terre la poignée à spirale et s’amusa de son aspect. Le réceptacle était voyant et il glissa celle-ci dans sa poche. Il se rendit au rez-de-chaussée et se dirigea vers la scène du crime. Pendant ce temps, Francart avait fini la lecture des carnets de Nadine et se rendait chez elle. Il faisait nuit noire et s’inquiéta de voir un cabriolet aux pneus dégonflés devant la grille du jardin. Ça puait et il sortit son Manurhin-F1. Il courut sur l’herbe et une fois monté sur la terrasse vit un homme accroupi sur le carrelage de la scène. Il se cacha derrière la même table ronde où il était assis le premier jour de l’enquête. Il détestait cette affaire et ne pensait qu’à mettre les bouts. Il ne pouvait prévenir son équipe, il était seul dans le froid, il avait les boules et ne comprenait plus rien. Qu’est-ce que cet abruti foutait là ? C’était la mère le principal suspect, elle avait même écrit dans un carnet qu’elle ferait un « miracle ». Il se décida à faire le tour du propriétaire et tomba sur la porte cassée. Il agissait dans son bon droit et s’interrogea sur sa condition de flic. - Tout ça pour ça ! Putain, chercher à se faire flinguer pour rien ! - Il entra dans le bureau de Nadine et était conscient de son avantage sur l’autre artiste qui peuplait la scène du crime. Quant à Grunswald, il cherchait Martin Leroy dans la cuisine et le salon mais ne se doutait pas qu’une personne chassât également sur le même territoire. Pourtant, l’un et l’autre ne se doutaient pas qu’un simple mur les séparait. Grunswald marcha alors sur des morceaux de parpaing qui jonchaient le sol. Il alerta par là même Francart qui ne dit rien et laissa passer Grunswald dans le couloir attenant au bureau. Il se cacha dans la pénombre de la porte ouverte et attendit que Grunswald atteignit le fond du couloir. Ce faisant, il sortit d’un bond et pointa son arme et sa lampe de poche sur Grunswald qui déjà retourné tira le premier. Son genou gauche explosa et il s’écroula sur le sol. Grunswald courut vers sa voiture et démarra en faisant rugir son V.6. Francart brisa la vitre d’une fenêtre et tira un seul coup dans la tête de Grunswald : Martin Leroy avait causé involontairement la mort de la « gorge profonde » comme on dit chez les journalistes d’investigation. Les pneus dégonflés l’avaient bloqué dans sa fuite. Le moteur tournait encore à fond de balle lorsque Francart prévint son équipe de garde. Il pleura alors dans la nuit de février entouré du voisinage en robe de chambre et pantoufles ?