Comme tous les matins vers dix heures, Jean-Yves Verrier quittait le magasin pour procéder à sa demi-heure de promenade. Il sortait de son bureau et empruntait le couloir vitré qui traversait en surplomb toute la largeur de l'hypermarché, depuis lequel on avait une vue imprenable sur la surface entière du magasin, en plongée raide au premier plan la rangée de vingt-quatre caisses, puis l'enfilade de tous les rayons parallèles qui soulignait la perspective jusqu'au mur du fond, où se trouvaient les rayons boulangerie, boucherie-charcuterie, traiteur, poissonnerie et crémerie. Dans le couloir, il serrait quelques mains au passage, répondait des "bonjour Patrick" ou des "bonjour Jocelyne" aux "bonjour monsieur le directeur", "bonjour monsieur Verrier", et il descendait l'escalier jusqu'au parking. Souvent, il allait jusqu'au centre de Sainte-Armelle-des-Pistons, stationnait son Audi sur la place de l'église et marchait sur le quai jusqu'au port de pêche. Sauf les jours de marché où il privilégiait une courte marche dans la pinède proche du terrain de golf. Mais ce jour-ci était le surlendemain du dîner avec son vieux Guibert et du terrible pari qu'ils avaient tenu. Un pari ingagnable dont il lui était impossible d'envisager la perte. Pour se faire mal peut-être, ou bien pour voir en face sa folie, ou encore pour achever de se convaincre qu'il devrait cette fois recourir à la manière forte, il décida donc ce matin de mener l'Audi jusqu'au parking de la plage de la Parée Pouèt. Il marcha vers la mer et arrêta ses pas en haut des dernières dunes avant la plage. Ce qu'il attendait était sous ses yeux : sur le sable le grand sac de sport noir et la housse rose fluorescente du surf de Lionel Papaud, son filleul. Verrier vit l'éternel adolescent Papaud prendre une vague et se faire entraîner dans les airs par le cerf-volant dont il empoignait les filins. La planche de surf s'échappa en tournoyant comme l'aurait fait un bâton jeté à un chien pour qu'il aille le chercher, Papaud fît entendre un cri d'effroi alors qu'il était tiré vers le haut pendant plusieurs secondes, enfin il lâcha les filins du cerf-volant qui partit au loin, et lui, il tomba dans l'océan comme une pierre. Son parrain, en haut de la dune, tourna les talons et regarda le sol d'un air sombre. Il regagna sa voiture en soupirant longuement et en jurant sèchement dans les rafales de vent salé.
lundi 30 novembre 2009
dimanche 29 novembre 2009
17 : samedi 28 novembre 2009
La route droite entre les rangées de platanes court au milieu des champs, et seuls quelques uns d'entre eux sont encore cultivés, de pommes de terre ou de choux. La plupart sont délaissés, envahis par des jungles de rudérales. Un très beau paysage mais si triste. On voit parfois une ferme au bout d'un chemin et à l'horizon des bourgs nains et des hameaux. Les derniers villages qu'ils avaient traversés semblaient totalement déserts, ils ne devaient pas tous l'être tout à fait, le drapeau flottait encore sur la façade de la mairie de plusieurs d'entre eux. Mais ils n'avaient croisé personne, n'avaient vu aux maisons que des volets fermés, quelques-uns arrachés et les vitres des fenêtres qu'ils ne protégeaient plus brisées, ils avaient vu les rideaux métalliques baissés devant les portes des bars-tabacs, des boulangeries, des stations-services et des supérettes, et le blanc d'Espagne étalé sur les vitrines, et même pas d'affiche d'agence immobilière ou d'office notarial pour proposer la vente. Plus que quelques kilomètres à parcourir encore et la route s'arrêterait à l'orée des marécages. Les bacs qui faisaient traverser aux véhicules les grands canaux étaient désaffectés désormais, il faudrait laisser la voiture et trouver à temps une embarcation pour les avoir franchis avant la nuit. Sinon il faudrait dormir sur place et remettre la traversée au lendemain. Sur la place du passager, Caroline pleurait sans sanglot depuis plus d'une heure maintenant, effondrée d'avoir dû quitter la ville, et suivre le chemin inverse de tous ceux d'ici qui avaient choisi l'exode.
samedi 28 novembre 2009
16 : vendredi 27 novembre 2009
Il n'y pas de trace d'incendie, pas de suie sur les murs, aucune paroi ni meuble calciné. On ne sait pas ce qu'il s'est passé ici pour que la brasserie du coin soit ainsi évacuée de toute urgence, que les clients ne finissent pas leurs verres ni leurs plats, pour que le personnel ne range rien, ne retire même pas le couvert des tables. Tout le monde a fui, a déserté les lieux, laissés tels quels. Ni une attaque criminelle, ni une fuite de gaz, ni une personne devenue folle furieuse, ni une émeute ne pourraient expliquer qu'après l'évacuation d'urgence, on ne soit pas revenu sur les lieux, pour laver, ranger, réparer au besoin. Ici, ce retour n'eut pas lieu, la poussière blanchâtre qui recouvre tout dit le temps accumulé depuis que plus rien ne s'est passé ici, rien d'autre que de la poussière qui se dépose et que, entrées par les vitrines brisées, des feuilles mortes qui s'accumulent dans les coins de la salle et contre les pieds des tables et des chaises. En un instant, la brasserie du coin a cessé d'être un lieu affairé comme peut l'être une brasserie de quartier proche de sites touristiques, pour devenir une friche, mais une friche dont chaque élément jusqu'au plus modeste est resté en place, comme si l'on avait instantanément tout congelé. Le vin et le café, la bière et le soda ont fini de s'évaporer des tasses et des verres, mais leur trace y demeure sur les parois. Dans les assiettes, ce sont des miettes, des restes de croque-monsieurs, de salades et de steaks-frites gagnés par la moisissure qui perdurent.
vendredi 27 novembre 2009
15 : jeudi 26 novembre 2009
Les personnes qu'il connaissait le mieux à l'enterrement étaient le prêtre et le croquemort, rencontrés la première fois l'avant-veille pour les préparatifs. Ils étaient quatre à l'enterrement, pour inhumer sa mère. Quatre personnes, lui compris, sans compter le prêtre ni le croquemort. Et avant ce jour, il n'avait vu de toute sa vie aucune des trois personnes. Ou alors lorsqu'il était enfant, peut-être, les deux d'entre elles qui semblaient avoir l'âge de sa mère, mais il n'en avait aucun souvenir. Autant dire, puisque c'est exactement la même chose, qu'il ne les avait jamais vues avant ce jour. Il était par contre parfaitement sûr qu'il n'avait jamais vu la troisième personne, une adolescente au physique andin, de vingt ans sa cadette à peu près. Sa mère avait eu, comme on dit, plusieurs vies. Alors qu'il avait environ cinq ans, elle était partie sans prévenir ni laisser d'adresse. Un matin, elle n'était plus là. Ni son père, avec lequel il passerait seul la quinzaine d'années qui allait suivre, ni aucune des connaissances et amis de sa mère avec lesquels son père et lui couperaient progressivement les ponts, ne lui semblaient avoir la moindre information ni la moindre nouvelle au sujet de sa génitrice. Pourtant, un lien qui lui était parfaitement obscur avait dû subsister entre sa mère et son ancienne vie, car lorsqu'il avait vingt ans, quand son père était mort, sa mère disparue était revenue la semaine suivante, pour ne pas laisser son rejeton seul, sans foyer ni protection. Elle avait donc appris la mort de l'époux qu'elle avait laissé. Des quinze années de son autre vie, elle avait toujours refusé de dire quoi que ce soit, ni où elle les avaient passées, ni avec qui, ni à quoi faire, ni même la façon dont elle avait su que son toujours fils venait de perdre son père. À ce sujet, elle se contentait d'exclusivement formuler qu'elle avait de toute façon rompu tout lien et toute attache avec ces quinze années, que plus rien n'en comptait. En regardant le visage andin de l'adolescente, il imagina sa mère durant quinze ans au Chili, en Bolivie ou au Pérou, y donnant naissance à une fille qui serait l'adolescente inconnue, assez belle et très distante qui se tenait debout à quelques mètres de lui dans le cimetière, et qui serait sa demi-sœur, une demi-sœur ayant su que leur mère était morte à l'autre bout du monde, comme la défunte avait il y a dix ans appris, peut-être de l'autre bout du monde, que son père à lui seul venait de mourir. Ce qui rendait la situation totalement irréelle était la manière dont les trois inconnus se regardaient. Ils avaient entre eux des regards qui devaient ressembler aux siens sur eux : des regards de personnes qui ne sont jamais vues et qui cherchent en se dissimulant maladroitement le moindre indice à même de leur indiquer l'identité des autres. Par contre, il le voyait bien, ils n'avaient pas en sa direction ce regard enquêteur et ignorant, ils semblaient très bien savoir qui il était.
jeudi 26 novembre 2009
14 : mercredi 25 novembre 2009
Quand la nuit tombe sur la rue, le tube fluorescent et les enseignes de la pharmacie éclairent en vert et bleu le carrefour, avant que les lampadaires s'allument d'orange. Il a plu l'après-midi entière et la lumière coule tout autour sur le sol. Les lumières blanches à l'intérieur de la pharmacie sont allumées et de l'extérieur, on voit comme dans un aquarium les rayonnages de médicaments, les publicités pour les savons, les crèmes et les dentifrices, les pharmaciennes aussi qui servent les clients rares. Les diodes et les tubes dans des croix vertes et bleues s'animent de motifs changeants, indiquent l'heure, la date et la température, aussi la lumière varie sur la façade de l'immeuble de l'autre côté de la rue. Au premier étage de celui-ci, toutes lumières éteintes et les fenêtres ouvertes malgré la fraîcheur de novembre, s'y trouve Lily, debout derrière l'ouverture, de temps en temps une cigarette à la bouche qu'elle écrase dans le cendrier posé sur une étagère à côté d'elle. Lily s'ennuie, elle a oublié sa tristesse, sa tristesse ne l'a pas oubliée. C'est sa meilleure compagne, elle s'est simplement masquée d'ennui. Le déclin paresseux de la luminosité, le rythme mécanique et froid des lumières qui changent et de la maigre vie sous ses yeux font éprouver à Lily la durée pure, une expérience de l'avancée inerte et inexorable de l'existence. Elle est enveloppée de la solitude de ceux qui n'ont pour compagnie que des êtres morts, des tubes néons, quelques meubles, un lit défait, des rayonnages de médicaments derrière une vitrine, des cigarettes et une fenêtre ouverte. Elle connaît quelque chose de leur temps homogène et nu d'objets. Elle se souvient parfois de son instituteur qui avait mis à l'épreuve un de ses camarades de classe : "Tu crois qu'une minute ce n'est rien, mais passe soixante secondes sans rien faire, seulement à attendre que soixante secondes passent, et tu connaîtras la durée d'une minute". Et l'instituteur de fixer la trotteuse de sa montre pendant soixante interminables secondes au milieu des bambins silencieux, incrédules et un peu mal à l'aise. Ce temps-là, qui fait connaître la durée d'une minute, était le sien. Et pourtant, à chaque fin de journée, elle était arrivée jusque-là, ce jour-ci encore.
mercredi 25 novembre 2009
13 : mardi 24 novembre 2009
Au 25 de la rue Rousselet, dans le septième arrondissement de Paris se trouve un immeuble où mourut en 1889 le romancier, essayiste, critique et polémiste Jules Barbey d'Aurevilly. Quatre-vingt années auparavant, il était né Normand, de même que Gustave Flaubert qui ne l'aimait guère et que Guy de Maupassant qui ne le trouvait pas sans valeur. Paul Verlaine, quant à lui né Lorrain, rapporte que Victor Hugo, né Franc-Comtois, peut-être par rancune envers une critique peu amène de Barbey à son endroit, l'aurait désigné par l'alexandrin "Barbey d'Aurevilly, formidable imbécile !". L'immeuble de la rue Rousselet est un bâtiment bourgeois ordinaire et discret, sa porte cochère donne sur une cour intérieure pavée. Quelques plantes grimpantes courent sur les murs, un psychiatre comportementaliste y a son cabinet au rez-de-chaussée, la concierge a placardé une affichette pour interdire aux fumeurs de laisser traîner leurs mégots au sol. Dans ce quartier proche de Montparnasse que les taxis parisiens appelleraient plus tard, paraît-il, le "Vatican", en raison du nombre important d'églises, de couvents et d'institutions religieuses qui s'y concentrent, Barbey écrivit de larges parts des Œuvres et les hommes, et tint salon chez lui les dimanches, recevant les alors jeunes Léon Bloy (son voisin d'en face), Joris-Karl Huysmans et Joséphin "Sâr" Péladan, de brillantes plumes mystiques ou politiquement conservatrices, voire les deux, comme l'était leur hôte dominical et bientôt défunt.
lundi 23 novembre 2009
12 : lundi 23 novembre 2009
Je devais avoir environ dix ans. J'étais, comme souvent le samedi après-midi, chez Sébastien, un ami de mon âge. Il vivait dans le même village que moi, la maison de sa famille à quelques centaines de mètres de celle de la mienne. Dix minutes à pied tout au plus. Nous occupions nos après-midis comme des enfants sages, entre les parties de tennis de table au sous-sol, celles de jeux de société à la cuisine, et parfois dehors, dans le jardin où dans une rue déserte près de là, à certains des amusements indescriptibles et inexplicables, permis par des situations imaginaires partagées, qu'ont entre eux les enfants. Ce jour-ci, alors que nous étions dans la cuisine, affairés à une partie de Monopoly, de Bonne paye ou de Perds-pas la boule !, la mère de mon ami apparût dans la pièce avec une précipitation inhabituelle et annonça avec sa douceur et sa gentillesse coutumière : "Viens Sébastien ! Pépé va tuer le cochon !" À peine avais-je eu le temps de dissiper mes doutes sur ce que je venais d'entendre que Sébastien déjà s'était levé en lâchant un retentissant "Ouais !", m'invitant avec enthousiasme à le suivre, s'élançant vers la haie au fond du jardin, derrière laquelle se trouvait le pré de ses grands-parents. Je le suivis hébété, sans la force de refuser d'assister à ce que je ne voulais pas voir, dont j'ignorais alors et pourtant l'allure - la physionomie dont j'allais l'instant d'après prendre connaissance : celle de l'abattage d'un cochon, et celle d'un cochon pendant qu'on le tue. Nous empruntâmes le chemin bordé de cyprès qui longeait le pré des grands-parents, un pré où il nous était d'usage interdit de jouer car on voulait nous mettre à l'abri de jars connus pour leur agressivité qui y avaient leurs quartiers. Les jars n'étaient pas là cette fois. Près de leur coin de pré habituel, là où nous arrivions, sortaient d'une petite bâtisse maçonnée à toit de tôle ondulée un homme que je ne connaissais pas et un gras cochon, le premier tirant avec effort et des deux bras le second, captif d'une corde enroulée autour de son cou de bête. Immobiles et les attendant, les grands-parents de Sébastien demeuraient debout, lui tenait une masse de fonte ou d'acier à manche de bois, elle une bassine en aluminium et un grand couteau de boucherie. Un espoir déraisonnable paniquait en moi, que ceci serait empêché, que je ne le verrai pas. Mais ceci commença très tôt et alla très vite. Le cochon à portée de masse, le grand-père leva son outil et ne frappa pas moins fort le haut de la tête que s'il avait fallu fendre un rocher. Je ne pus m'empêcher d'éprouver quelque chose de la folle douleur du crâne que l'on fracasse, le cochon hurla tous les sons furieux, gutturaux et suraigus avec lesquels il pouvait se défendre, il reçut un deuxième coup aussi fort au même endroit du crâne, ne hurla plus et s'écroula sur lui même, comme si ses pattes étaient devenues molles, ce qu'elles étaient d'une certaine façon devenues. Avant que ma sidération ait pu s'apaiser, la grand-mère s'approcha, plaça son baquet métallique sous le cou de la bête et lui trancha la gorge avec le grand couteau. Le sang épais s'écoulait par saccades dans le réservoir, débordait un peu sur l'herbe là où les jars avait leur routine et la retrouverait dans l'heure. La chaleur de l'hémorragie dégageait un peu de vapeur dans la fraîcheur de cet après-midi de ciel gris.
dimanche 22 novembre 2009
11 : dimanche 22 novembre 2009
C'était la notion du temps qui peut-être manquait le plus, celle du moins dont on éprouvait le plus souvent le manque conscient. En guise de repère quant au passage des heures, depuis que nous étions au-dessus de la mer de nuages, il restait la lumière du jour qui venait à nous par les fenêtres, son absence la nuit, et si l'on voulait davantage prêter attention, la lumière du petit matin, celle de la matinée, celle du milieu de la journée, de l'après-midi, de la fin du jour. Rien de plus précis. Mais ce n'était pas tant la connaissance approximative du passage des heures qui manquait le plus, c'est la notion elle-même de temps qui s'était évaporée, ou plutôt s'était réduite à un mouvement perpétuel marquant obstinément des cercles rapides. Rien d'autre, pas d'idée de début ni de fin, de repos ou d'accident - certainement pas de futur ni de passé. Une perpétuité de présent fiévreux. Au début, nous avions décidé de compter les étages que nous gravissions pour ne pas nous laisser aller à la transe et conserver nos repères mentaux habituels. Ce décompte était une possibilité de mesure approximative de la durée, et nous aurions ainsi pu décider de faire une pause tous les cent étages, ou tous les cinquante. Le maintien de ce type de repère aurait certainement été utile d'une façon plus tactique aussi, il nous aurait permis de savoir si nous avions assez gravi cet escalier pour la journée, s'il était temps, s'il était judicieux de franchir cette porte sur la gauche du palier pour entrer dans la petite chambre et s'allonger sur les matelas qui en jonchaient le sol, ou s'il était préférable de laisser passer encore quelques unes de ces portes avant de s'arrêter. À quelle fréquence ces portes nous venaient-elles ? Tous les cent étages ? Tous les deux-cents ? Sans régularité peut-être. La transe avait progressivement gagné nos esprits même si nous avions lutté pour lui faire un rempart. La répétition toujours identique, toujours identique, toujours identique, toujours identique, toujours identique des étages, des marches, des paliers, des murs et fenêtres de la cage d'escalier nous avait plongé dans l'hébétude et l'étourdissement.
samedi 21 novembre 2009
10 : samedi 21 novembre 2009
Les copistes et les imagiers devaient livrer dans l'heure la commande qui leur avait été passée par cet éminent commanditaire pontife fort austère, intransigeant et quelque peu sinistre. L'échéance leur était connue depuis des mois, mais ils s'étaient un peu trop attardés aux travaux précédents, ceux de brasserie. Désormais comptait chaque minute des quelques dizaines qui leur restaient. Un des frères, le seul parmi tous ceux qui s'affairaient à souffler ardemment sur l'encre du manuscrit pour qu'elle sèche et qu'on puisse fermer les pages du volume au moment de le remettre au cardinal, se souvenait d'avoir une fois vu l'éminence sourire, lorsque le frère intendant avait perdu une chaussure dans les escaliers du réfectoire et qu'il en avait chuté jusqu'au sol, plusieurs dizaines de marches plus bas. Alors que ses pas de cardinal avaient été en ce moment précis portés par le hasard au pied de cet escalier, la longiligne autorité vaticane avait contemplé les bulles de salive et de sang qui se formaient aux lèvres du malheureux intendant échoué sur les dalles de la galerie du cloître, et avait tiré une joie visible bien que retenue du spectacle impromptu qui lui était ainsi offert.
vendredi 20 novembre 2009
9 : vendredi 20 novembre 2009
Depuis six mois qu'il venait chaque jour prendre son poste dans le grand cylindre gris dominant une esplanade cimentée et bordé d'autres immeubles aux vitres sombres, et qu'il empruntait quotidiennement les escaliers qui descendaient au second sous-sol et le couloir qui menait à la petite pièce où il était affecté, il n'avait jamais croisé personne dans les locaux de la société. Un jour à l'heure du déjeuner, s'étant aventuré un peu plus loin dans le couloir, il avait découvert, après un coude dans la trajectoire et une cinquantaine de mètres plus loin, un cagibi sans porte, un peu plus petit que la pièce où il travaillait et qui comme elle, et de même que le couloir et les escaliers, était éclairée par des tubes néons que l'on ne pouvait éteindre. L'endroit servait de local pour le ménage, avec ses bassines, ses détergents et ses aspirateurs. Les serpillères n'étaient pas tout à fait sèches, les lieux et les équipements qui s'y trouvaient étaient donc toujours utilisés par une équipe de ménage aux horaires de travail différentes des siennes, nocturnes probablement. Poursuivant son chemin dans le couloir, il arriva après un autre coude du corridor à une porte métallique beige que son badge n'ouvrait pas. Il avait exploré tout ce qui lui était accessible. Dans la pièce où il était affecté, assis sur une chaise en plastique orange et devant une table en bois aggloméré, il recevait des plis qui lui arrivaient par un tuyau sur sa gauche. Il devait alors noter dans les colonnes d'un registre le nom de l'expéditeur du pli, la société pour le compte de laquelle il l'avait posté, le nom du destinataire du pli et le service dont il dépendait, ainsi que la date et l'heure auxquelles la saisie était effectuée dans le registre. Une fois qu'il avait noté ces éléments, il glissait, à travers une fente, le pli dans un tuyau plongeant dans le sol sur sa droite, qui aspirait la missive dans un bruit de suscion et la conduisait ailleurs. Les registres complétés étaient rangés par ses soins en bas de l'armoire anthracite située derrière sa chaise, en haut de laquelle il trouvait les registres vierges et les stylos. À bien y réfléchir, il se rappelait avoir aperçu quelqu'un une fois dans le couloir. Quand elle l'avait vu, la personne avait pris peur et fait chemin arrière à pas rapides. Quelques secondes plus tard, il avait entendu claquer la porte par laquelle il entrait chaque matin et sortait chaque soir. Le lendemain, il avait trouvé sur sa table de travail une feuille de papier avec en-tête de la société, qui portait le message suivant : "Cher collaborateur, nous attirons votre attention sur le point suivant : il est impératif que vous vous assuriez, après chacun de vos passages, que la porte n° 0-24 est correctement refermée. Vous savez comme nous qu'il est d'une importance capitale qu'aucune personne non accréditée ne puisse s'introduire sur le site de notre organisation. Cordialement. Les Services Généraux."
jeudi 19 novembre 2009
8 : jeudi 19 novembre 2009
Pour un monde sans [...], et pour un cohérent langage le proférant et le formulant - car un monde sans [...] est de part en part tenu dans les rets de la langue et façonné par elle - nous devons renoncer à de nombreux mots, modes et tournures de phrases, et presque totalement à quelques temps, sur le secours de tous lesquels pourtant repose beaucoup de nos formules verbales et textuelles bancales, frêles et commodes. En sorte de prothèse, c'est aux synonymes que nous devrons dorénavant abandonner nos phrases, et le mot de synonyme est en propre un terme accepté, dont l'usage est recommandé, car sa fortune est de renfermer deux semblables, par chance venus de Grèce et non pas de Rome, de la lettre portée au ban. Ce nouveau monde, avec pour organe son langage tronqué, est une forme neuve de nature, aménagée par et pour les hommes, selon un mode amputé, paramétré conformément à une carence voulue. Par façon de métaphore et pour davantage comprendre, projetons-nous dans un monde excluant tout à trac l'usage, pour toute tâche manuelle, des pouces et majeurs dextres et gauches. Des arrangements, des réglages et des ajustemements font dès lors éprouver leur caractère fondamental, et d'emblée les réflexes sont devenus les opposants à combattre, avec haute prépondérance et de toute urgence. Sortons présentement du trope précédent et revenons au nouveau monde, car c'est le réel, plutôt que les symboles et les assemblages mentaux convenus à l'excès, que nous devons exposer séance tenante. Dans le nouveau monde, où les tabous ne sont pas manuels, et sont par contre totalement portés sur une seule lettre dans l'alphabet, autant les noms communs peuvent être peu ou prou repêchés par des synonymes et des syntagmes comparables, autant les noms propres portent grand le flanc à la désuétude et à l'abandon pur et fatal. Pour des masses de patronymes, de toponymes et de noms d'ouvrages, les deux seuls sorts concevables sont le retranchement forcé hors de la communauté des êtres, ou alors l'emprunt d'un nouveau nom acceptable et légal, débarrassé de la lettre coupable et réprouvée.
mercredi 18 novembre 2009
7 : mercredi 18 novembre 2009
Il ne savait exprimer le reproche ni la déception, pas davantage la contrariété, alors que ces douleurs l'abattaient à chaque fois. C'est son corps, son visage et ses gestes, qui l'exprimaient pour lui. Ce qui, malgré lui, se manifestait alors était fatalement inapproprié et parfaitement irrecevable, car ce qui se donnait dans ces moments, ce qui lui était pris, n'était non pas une réponse ponctuelle et proportionnée à une situation délimitée et bénigne, mais la délivrance brutale et écrasante de la détresse accumulée par des dizaines d'années de vie.
mardi 17 novembre 2009
6 : mardi 17 novembre 2009
Pour pratiquer cette méthode de promenade aléatoire, il faut être dans une ville, n'importe laquelle, et se munir du plan d'une ville dans laquelle on ne se trouve pas, n'importe laquelle également. Sur le plan qu'on s'est procuré, fixer les points de départ et d'arrivée, et déterminer un parcours qui mène de l'un à l'autre. Par exemple : remonter la rue vers le nord jusqu'à la quatrième intersection, là prendre à droite puis la première rue à gauche, ensuite la septième rue sur la droite et tout droit jusqu'à destination, c'est à dire trois carrefours plus loin. Une fois effectués ces préparatifs, la promenade aléatoire peut avoir lieu : il suffit d'appliquer le parcours qu'on a déterminé à partir du plan en marchant dans la ville où l'on se trouve. On part d'un lieu de son choix (on peut aussi préférer laisser le hasard en décider, selon une méthode de sa convenance) et on suit l'itinéraire. Dans le cas de l'exemple présenté plus haut : remonter la rue vers le nord jusqu'à la quatrième intersection, là prendre à droite puis la première rue à gauche, ensuite la septième rue sur la droite et tout droit jusqu'à destination, c'est à dire trois carrefours plus loin. Si l'on constate en réalisant la promenade aléatoire que le parcours que l'on suit est inapplicable, pour cause d'impasse par exemple, on considèrera alors que la promenade aléatoire est aussi un jeu et que l'on vient d'y perdre, mais qu'on a le droit d'y rejouer autant de fois qu'on le voudra.
lundi 16 novembre 2009
5 : lundi 16 novembre 2009
Fatigue bénigne, celle que l'on éprouve à la suite de nuits trop courtes, ou d'un mauvais sommeil, au cours des journées de période d'insomnie. On trouve une vigueur nerveuse et une sensibilité émotionnelle neuve, une fragilité dans l'assurance de ses propres capacités à maintenir sa personnalité hors des dangers qui, croît-on alors à tort ou à raison, menaceraient de la dissoudre, ou du moins de sévèrement l'attaquer, à la manière d'un concentré d'acide. Le monde semble davantage consubstantiel à l'esprit, comme s'il y avait une peau entre eux dont on prendrait soudain conscience, et que celle-ci serait devenue fine, douloureuse, érogène aussi. L'activité mentale engage bien plus pleinement les sensations physiques, et cette conjonction vous fait vous sentir, pense-t'on, dans un lieu de plus grande justesse, une véritable partie du monde réel, disponible pour les illuminations. Une angoisse existentielle dans cette situation psychique est sans fond, effroyable, car elle vous semble être le simple et incontestable dévoilement du fond ontolgique du monde et de son existence dont on est un atome perdu - elle rend schopenhauerien. Plus rarement je pense, cette fatigue peut, au cours d'une insomnie, progressivement rendre moins rétive au concept d'un possible dieu transcendant ayant la forme d'une entité distincte une personne qui s'était couchée sceptique, voire la trouver au lever, si le sommeil n'est pas venu entre temps, croyante, prise dans un flux de force et de faiblesse entremêlées. Le scepticisme retrouvera sa place après un repos réparateur. La fatigue du corps en souffrance de sommeil rend métaphysicien, mais à la position d'expérimentateur, non de théoricien.
dimanche 15 novembre 2009
4 : dimanche 15 novembre 2009
Le train s'est arrêté de façon imprévue en pleine voie, comme il arrive quelquefois, au milieu de nulle part pensait-on puisqu'on était passager et qu'on espérait arriver à l'heure ou avec un retard bénin à destination connue, du moins là où quelque chose, quelqu'un vous attendait. Ce milieu de nulle part était quelque part bien sûr, mais quelque part entre deux gares, un lieu vu depuis un train dont on ne peut descendre, et auquel aucun de nous passagers n'appartenait donc, dans lequel nous ne nous trouvions pas véritablement. Son lieu de passager, le lieu interne au véhicule, appartient à un espace labile constitué de la dilatation des lieux d'où l'on part et où l'on arrive, des lieux où on s'arrête entre temps, et de ce petit espace lui-même, sorti d'usines, habitacle, fauteuil avec tablette amovible face à lui, voiture-bar à quelques wagons et toilettes sur les plates-formes, un lieu que l'on a ou non le loisir d'aménager pour soi, pour sa particularité. À ce titre, les gares sont de véritables lieux hybrides, entre les villes où elles sont bâties et dans lesquelles elles organisent toujours le quartier dont elles sont le centre - et qu'on nomme toujours "quartier de la gare", "vers la gare", "derrière la gare" peut-être, que l'on désigne toujours par sa relation à la gare - et l'ensemble de la ligne qui les traverse, la profondeur de la distance du chemin de fer, scandée par quelques étapes entre les deux terminus. Ce lieu d'arrêt impromptu, et finalement momentané, que nous voyions sans nous y trouver, dans lequel pour se trouver il aurait suffi d'un mètre hors du wagon, un mètre que nous ne franchirions pas de l'autre côté de la vitre, en bas du marchepied pour être debout dans l'herbe bordant le ballast, ce lieu nous offrit le scintillement du soleil sur les milliers de feuilles jaunes et mouillées des bouleaux qui étaient là, un scintillement qui s'agitait si vite qu'il produisait un phénomène optique analogue à celui d'un écran de télévision ne recevant pas de faisceau et dans lequel on dit parfois qu'il y a de la neige. Une maison avec jardin se trouvait un peu plus loin, à quelques dizaines de mètres, elle et ses occupants véritablement au même endroit que ces bouleaux.
samedi 14 novembre 2009
3 : samedi 14 novembre 2009
Devant ce genre de réactions en chaîne, on est dans l'effroi nu. Une telle disproportion entre les causes initiales et leurs conséquences énormes, folles. Un petit événement local devenu un sac de nœuds, déclenchant des réactions empressées chez une poignée de profiteurs inconséquents, qui comme toutes les personnes inconséquentes se pensaient à l'abri des retours de bâton et donc ne se soucièrent pas qu'il pût s'en trouver, ignoraient peut-être qu'il en pût exister, mais des retours de bâton qui advinrent pourtant et à leur tour aggravèrent, compliquèrent encore le problème jusqu'à la crise énergétique et diplomatique mondiale que l'on connaît aujourd'hui. Car la tension générale qui agite actuellement le monde, dont les médias nous rebattent tant les oreilles que je vous épargnerai la piqûre de rappel superflue, est bel et bien née l'année dernière dans les parages du quart de finale du championnat de France de kite-surf, disputé à Sainte-Armelle-des-Pistons. Au départ, quelques semaines avant la compétition, c'est une simple conversation de fin de repas entre deux vieux amis querelleurs qui lance d'une pichenette l'engrenage fatal. Pour ceci, il fallait que l'un des deux interlocuteurs soit : 1. Très susceptible quant aux questions familiales 2. Chef d'une importante entreprise locale 3. Parrain d'un des compétiteurs du championnat de kite-surf à venir et 4. Maître-chanteur sans scrupule. Hélas ce fut alors le cas. Un des deux hommes, le seul pourtant dans tout Sainte-Armelle-des-Pistons, réunissait ces quatre conditions, les personnifiait pour ainsi dire. Et au cours de la conversation nocturne qui s'anima, s'envenima, au rythme implacable des voix qui s'élevèrent et des digestifs qui coulèrent dans les verres puis dans les estomacs, un pari d'honneur suprême fut engagé, avec énorme enjeu matériel à l'appui. J'aurai trop d'occasions ultérieures de fournir les nombreux détails pour d'ores et déjà vous les infliger, mais toujours est-il que lorsque les deux hommes se quittèrent ce soir, titubant l'un et l'autre dans la nuit chargée d'iode et d'odeurs d'algues, il était devenu absolument capital que Lionel Papaud, pourtant réputé tocard, remportât le prochain quart de finale du championnat de France de kite-surf, quelques semaines plus tard à Sainte-Armelle-des-Pistons.
vendredi 13 novembre 2009
2 : vendredi 13 novembre 2009
Le dense tapis de nuages que l'on survolait s'est percé peu après le décollage, pour laisser voir la mer d'Irlande, puis l'Irlande elle-même, et ses champs verts, bruns dans la lumière de fin d'été, encadrés de haies et de murets, grands comme des confettis et rapiécés les uns aux autres. Ainsi, j'aurai vu l'Irlande sans jamais y avoir mis les pieds, d'un peu plus de dix kilomètres au dessus de son sol. Avant de perdre l'île de vue, on passe au dessus d'un estuaire limoneux et tortueux, qui mène ses berges anthracite au travers des roches, et troue enfin des falaises pour parvenir à l'Atlantique. Au-delà, ce sont deux océans superposés que l'on a survolés, par dessus l'Atlantique dont on ne reverra les eaux qu'à l'approche du rivage d'en face s'étend sur des milliers de kilomètres une masse épaisse de nuages sans ouverture, sans forme, si ce n'est une unique forme immense et invertébrée, aux dimensions de continent. Enfant, et toujours parfois désormais, j'aimais contempler les nuages en imaginant qu'ils étaient habitables, arpentables, comme des glaciers ou des pentes enneigées, des espaces sauvages, des territoires disponibles et réservés flottant dans les airs. Les plus grands, si leurs contours étaient distincts et perceptibles à mon regard, étaient mes favoris, car ils me semblaient inépuisables pour le voyageur, ils fournissaient à mes sens une forme physique visible de territoires fantastiques dont l'exploration occuperait toute une vie. Depuis qu'en classe de Sixième, un professeur nous avait indiqué l'existence d'icebergs dont la superficie excédait celle de plusieurs départements français réunis, ces pays intégralement constitués de glace avaient rejoint les nuages au sein de ma géographie des territoires de rêve insérés dans le corps du monde réel. Je savais hostile au-delà de mon imagination le climat sur un iceberg, mais je savais aussi qu'on pouvait réellement y marcher sans passer au travers, sans chuter jusqu'à s'écraser au sol.
jeudi 12 novembre 2009
1 : jeudi 12 novembre 2009
Le rivage était rongé par le froid. Une épaisse brume s'était lentement déposée au cours de la nuit et avait effacé tous les lointains, érodé toute netteté au-delà de quelques mètres. L'air ne circulait pas, il avait été remplacé dans toute sa masse par de l'eau en suspension. Dans cette lumière grise, les vagues s'abattaient paresseusement sur la plage de galets, à quelques mètres des hommes, bottés de cuir, leur uniforme vert olive rendu brun sale par le jour livide. Alors que le bateau qui les avait conduits ici s'éloignait et qu'il était déjà trop enfoncé dans le nuage recouvrant la mer pour être toujours visible, les hommes assemblaient les pièces de leurs armes sans une parole, leurs haleines formant des phylactères vides et volatiles à la place des mots. Le bruit sec des éléments d'armurie qui s'encastrent et glissent parfaitement les uns dans les autres étaient assourdis par l'air chargé, les déclics de la butée du métal contre le métal dérangeaient à peine l'épais silence. Cette plage était la plus proche de la ville qui s'éveillait alors mollement parmi ses canaux, quelques kilomètres plus loin, et qui allait être ce jour le théâtre du début de la nouvelle guerre.
Inscription à :
Articles (Atom)