C'était la notion du temps qui peut-être manquait le plus, celle du moins dont on éprouvait le plus souvent le manque conscient. En guise de repère quant au passage des heures, depuis que nous étions au-dessus de la mer de nuages, il restait la lumière du jour qui venait à nous par les fenêtres, son absence la nuit, et si l'on voulait davantage prêter attention, la lumière du petit matin, celle de la matinée, celle du milieu de la journée, de l'après-midi, de la fin du jour. Rien de plus précis. Mais ce n'était pas tant la connaissance approximative du passage des heures qui manquait le plus, c'est la notion elle-même de temps qui s'était évaporée, ou plutôt s'était réduite à un mouvement perpétuel marquant obstinément des cercles rapides. Rien d'autre, pas d'idée de début ni de fin, de repos ou d'accident - certainement pas de futur ni de passé. Une perpétuité de présent fiévreux. Au début, nous avions décidé de compter les étages que nous gravissions pour ne pas nous laisser aller à la transe et conserver nos repères mentaux habituels. Ce décompte était une possibilité de mesure approximative de la durée, et nous aurions ainsi pu décider de faire une pause tous les cent étages, ou tous les cinquante. Le maintien de ce type de repère aurait certainement été utile d'une façon plus tactique aussi, il nous aurait permis de savoir si nous avions assez gravi cet escalier pour la journée, s'il était temps, s'il était judicieux de franchir cette porte sur la gauche du palier pour entrer dans la petite chambre et s'allonger sur les matelas qui en jonchaient le sol, ou s'il était préférable de laisser passer encore quelques unes de ces portes avant de s'arrêter. À quelle fréquence ces portes nous venaient-elles ? Tous les cent étages ? Tous les deux-cents ? Sans régularité peut-être. La transe avait progressivement gagné nos esprits même si nous avions lutté pour lui faire un rempart. La répétition toujours identique, toujours identique, toujours identique, toujours identique, toujours identique des étages, des marches, des paliers, des murs et fenêtres de la cage d'escalier nous avait plongé dans l'hébétude et l'étourdissement.