Je devais avoir environ dix ans. J'étais, comme souvent le samedi après-midi, chez Sébastien, un ami de mon âge. Il vivait dans le même village que moi, la maison de sa famille à quelques centaines de mètres de celle de la mienne. Dix minutes à pied tout au plus. Nous occupions nos après-midis comme des enfants sages, entre les parties de tennis de table au sous-sol, celles de jeux de société à la cuisine, et parfois dehors, dans le jardin où dans une rue déserte près de là, à certains des amusements indescriptibles et inexplicables, permis par des situations imaginaires partagées, qu'ont entre eux les enfants. Ce jour-ci, alors que nous étions dans la cuisine, affairés à une partie de Monopoly, de Bonne paye ou de Perds-pas la boule !, la mère de mon ami apparût dans la pièce avec une précipitation inhabituelle et annonça avec sa douceur et sa gentillesse coutumière : "Viens Sébastien ! Pépé va tuer le cochon !" À peine avais-je eu le temps de dissiper mes doutes sur ce que je venais d'entendre que Sébastien déjà s'était levé en lâchant un retentissant "Ouais !", m'invitant avec enthousiasme à le suivre, s'élançant vers la haie au fond du jardin, derrière laquelle se trouvait le pré de ses grands-parents. Je le suivis hébété, sans la force de refuser d'assister à ce que je ne voulais pas voir, dont j'ignorais alors et pourtant l'allure - la physionomie dont j'allais l'instant d'après prendre connaissance : celle de l'abattage d'un cochon, et celle d'un cochon pendant qu'on le tue. Nous empruntâmes le chemin bordé de cyprès qui longeait le pré des grands-parents, un pré où il nous était d'usage interdit de jouer car on voulait nous mettre à l'abri de jars connus pour leur agressivité qui y avaient leurs quartiers. Les jars n'étaient pas là cette fois. Près de leur coin de pré habituel, là où nous arrivions, sortaient d'une petite bâtisse maçonnée à toit de tôle ondulée un homme que je ne connaissais pas et un gras cochon, le premier tirant avec effort et des deux bras le second, captif d'une corde enroulée autour de son cou de bête. Immobiles et les attendant, les grands-parents de Sébastien demeuraient debout, lui tenait une masse de fonte ou d'acier à manche de bois, elle une bassine en aluminium et un grand couteau de boucherie. Un espoir déraisonnable paniquait en moi, que ceci serait empêché, que je ne le verrai pas. Mais ceci commença très tôt et alla très vite. Le cochon à portée de masse, le grand-père leva son outil et ne frappa pas moins fort le haut de la tête que s'il avait fallu fendre un rocher. Je ne pus m'empêcher d'éprouver quelque chose de la folle douleur du crâne que l'on fracasse, le cochon hurla tous les sons furieux, gutturaux et suraigus avec lesquels il pouvait se défendre, il reçut un deuxième coup aussi fort au même endroit du crâne, ne hurla plus et s'écroula sur lui même, comme si ses pattes étaient devenues molles, ce qu'elles étaient d'une certaine façon devenues. Avant que ma sidération ait pu s'apaiser, la grand-mère s'approcha, plaça son baquet métallique sous le cou de la bête et lui trancha la gorge avec le grand couteau. Le sang épais s'écoulait par saccades dans le réservoir, débordait un peu sur l'herbe là où les jars avait leur routine et la retrouverait dans l'heure. La chaleur de l'hémorragie dégageait un peu de vapeur dans la fraîcheur de cet après-midi de ciel gris.