Comme tous les matins vers dix heures, Jean-Yves Verrier quittait le magasin pour procéder à sa demi-heure de promenade. Il sortait de son bureau et empruntait le couloir vitré qui traversait en surplomb toute la largeur de l'hypermarché, depuis lequel on avait une vue imprenable sur la surface entière du magasin, en plongée raide au premier plan la rangée de vingt-quatre caisses, puis l'enfilade de tous les rayons parallèles qui soulignait la perspective jusqu'au mur du fond, où se trouvaient les rayons boulangerie, boucherie-charcuterie, traiteur, poissonnerie et crémerie. Dans le couloir, il serrait quelques mains au passage, répondait des "bonjour Patrick" ou des "bonjour Jocelyne" aux "bonjour monsieur le directeur", "bonjour monsieur Verrier", et il descendait l'escalier jusqu'au parking. Souvent, il allait jusqu'au centre de Sainte-Armelle-des-Pistons, stationnait son Audi sur la place de l'église et marchait sur le quai jusqu'au port de pêche. Sauf les jours de marché où il privilégiait une courte marche dans la pinède proche du terrain de golf. Mais ce jour-ci était le surlendemain du dîner avec son vieux Guibert et du terrible pari qu'ils avaient tenu. Un pari ingagnable dont il lui était impossible d'envisager la perte. Pour se faire mal peut-être, ou bien pour voir en face sa folie, ou encore pour achever de se convaincre qu'il devrait cette fois recourir à la manière forte, il décida donc ce matin de mener l'Audi jusqu'au parking de la plage de la Parée Pouèt. Il marcha vers la mer et arrêta ses pas en haut des dernières dunes avant la plage. Ce qu'il attendait était sous ses yeux : sur le sable le grand sac de sport noir et la housse rose fluorescente du surf de Lionel Papaud, son filleul. Verrier vit l'éternel adolescent Papaud prendre une vague et se faire entraîner dans les airs par le cerf-volant dont il empoignait les filins. La planche de surf s'échappa en tournoyant comme l'aurait fait un bâton jeté à un chien pour qu'il aille le chercher, Papaud fît entendre un cri d'effroi alors qu'il était tiré vers le haut pendant plusieurs secondes, enfin il lâcha les filins du cerf-volant qui partit au loin, et lui, il tomba dans l'océan comme une pierre. Son parrain, en haut de la dune, tourna les talons et regarda le sol d'un air sombre. Il regagna sa voiture en soupirant longuement et en jurant sèchement dans les rafales de vent salé.