Le dense tapis de nuages que l'on survolait s'est percé peu après le décollage, pour laisser voir la mer d'Irlande, puis l'Irlande elle-même, et ses champs verts, bruns dans la lumière de fin d'été, encadrés de haies et de murets, grands comme des confettis et rapiécés les uns aux autres. Ainsi, j'aurai vu l'Irlande sans jamais y avoir mis les pieds, d'un peu plus de dix kilomètres au dessus de son sol. Avant de perdre l'île de vue, on passe au dessus d'un estuaire limoneux et tortueux, qui mène ses berges anthracite au travers des roches, et troue enfin des falaises pour parvenir à l'Atlantique. Au-delà, ce sont deux océans superposés que l'on a survolés, par dessus l'Atlantique dont on ne reverra les eaux qu'à l'approche du rivage d'en face s'étend sur des milliers de kilomètres une masse épaisse de nuages sans ouverture, sans forme, si ce n'est une unique forme immense et invertébrée, aux dimensions de continent. Enfant, et toujours parfois désormais, j'aimais contempler les nuages en imaginant qu'ils étaient habitables, arpentables, comme des glaciers ou des pentes enneigées, des espaces sauvages, des territoires disponibles et réservés flottant dans les airs. Les plus grands, si leurs contours étaient distincts et perceptibles à mon regard, étaient mes favoris, car ils me semblaient inépuisables pour le voyageur, ils fournissaient à mes sens une forme physique visible de territoires fantastiques dont l'exploration occuperait toute une vie. Depuis qu'en classe de Sixième, un professeur nous avait indiqué l'existence d'icebergs dont la superficie excédait celle de plusieurs départements français réunis, ces pays intégralement constitués de glace avaient rejoint les nuages au sein de ma géographie des territoires de rêve insérés dans le corps du monde réel. Je savais hostile au-delà de mon imagination le climat sur un iceberg, mais je savais aussi qu'on pouvait réellement y marcher sans passer au travers, sans chuter jusqu'à s'écraser au sol.