lundi 1 août 2011

624 : dimanche 31 juillet 2011

Une tempête s'est formée au large de l'atoll. La population doit rejoindre le tertre du village, parce que l'école est le seul bâtiment anticyclonique et que les rafales sont létales sur les palmes qui couvrent nos maisons. Je n'irai pas rejoindre l'école, avec les autres habitants... Anselme Calevin, 15° S, 148 ° W, février 1983.


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Que dire des Architraîtres ? Rien, si ce n’est qu’ils coulent, qu’ils coulent, comme l’eau des rivières.


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Rencontre XXVII Dans sa longue lettre, Lucie avait mis quelques photos des jumeaux. Elle racontait en détail leurs progrès. Tristan était un enfant calme, rêveur, toujours souriant, très affectueux. Ondine, à l’opposé, était très remuante, dégourdie mais assez capricieuse. Elle dormait peu et demandait beaucoup d’attention. A six mois, elle voulait à tout prix tenir debout ! Au village, tout allait bien. La fresque était terminée, « les murs chantaient », ils avaient enfin ouvert une autre classe pour les tout petits : Fatou s’occupait des plus grands, c’était difficile car ils ne venaient pas régulièrement et les examens approchaient. Lucie allait souvent animer des ateliers, elle emmenait à chaque fois les jumeaux. Le dispensaire avait été agrandi, avec une salle pour les enfants. Pierre s’attelait à la bibliothèque mais les habitants n’en voyaient pas l’utilité. Il leur avait pourtant expliqué qu’il y aurait une « salle de cinéma » ! Venait tout un paragraphe sur Claudine, sa « petite fée ». Elle travaillait beaucoup, un peu aux champs avec les femmes, à l’école avec Fatou et Angélique, la nouvelle enseignante des petits, et enfin chaque fin de semaine au dispensaire avec Antoine qui la formait. Elle était sérieuse, dévouée et ne comptait pas ses heures. Pierre lui avait construit un petit bungalow, à droite de la maison. Ainsi, elle était souvent avec eux, notamment le soir où elle s’occupait des jumeaux qui l’accueillaient à grands cris. Elle devenait une très belle jeune fille et Pierre riait beaucoup des mines embarrassées d’Innocent quand ils se croisaient ! Enfin, Lucie lui décrivait ses nouvelles toiles, beaucoup plus réduites, plus faciles à transporter, une trentaine en tout, qu’elle viendrait exposer au début de l’automne. Elle avait aussi bien avancé pour les dessins qui devaient illustrer son livre. « Pourras-tu t’occuper de remettre un peu la maison aux lilas en état ? Nous comptons y rester deux mois, Pierre et Antoine viendront aussi. Ils ont rendez-vous avec plusieurs associations pour obtenir des fonds et sans-doute un peu de matériel ou de médicaments. Antoine forme en ce moment un jeune interne marseillais qui le remplacera. Son stage chez nous dure huit mois. » Aude replia la lettre et courut au grenier où Mathieu s’était installé en revenant d’Afrique. Il avait tout nettoyé, posé un grand tapis coloré sur le plancher, disposé tous ses instruments, fait monter son piano par quatre jeunes gens du village, mis ses livres et ses disques sur de petites étagères. C’était son domaine, il y était bien pour travailler. « De temps en temps, j’entends la voix de ta grand-mère qui m’encourage ! Ici, je me sens chez moi ! » disait-il avec douceur. Il fut très heureux du contenu de la lettre, prit Aude par la main et décida de se rendre immédiatement à la petite maison aux lilas. « Nous irons à Paris la semaine prochaine pour acheter tout ce qu’il manque. Il faut aussi réfléchir à la chambre d’Antoine ! Il aura besoin d’un bureau ! Il logera chez nous, il doit avoir grand besoin de se reposer ! »s’écria Aude joyeusement. « Et puis, je pourrai terminer mon livre. Nous irons chez l’éditeur avec Lucie. J’ai vraiment besoin de savoir ce qu’elle en pense avant de l’envoyer à Claudine ! » Mathieu approuva. Lui aussi était très excité. Son frère lui manquait, il avait tant de choses à lui faire écouter ! Il arrêta Aude au petit portail, la prit dans ses bras et lui chuchota : « C’est ici que je vais te faire un enfant, pour effacer un mauvais souvenir… » Aude ne protesta pas malgré son inquiétude : cela faisait des mois qu’ils essayaient, l’accident lui avait-il laissé des séquelles ? A Paris, avec Lucie, elle retournerait à la clinique et poserait la question au médecin.


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J'ai rêvé sur cette photo retrouvée. J'ai rêvé de cette solide petite femme au sourire tranquille et ferme, de sa robe noire, de sa ronde tête tenue très droite, les yeux sur le photographe comme il le demandait, de ses mains serrées sur ses genoux sans abandon. J'ai rêvé à cette vie que j'ignorais, imaginé sa conquête de l'aisance, le chemin entre artisanat et bourgeoisie, les naissances, l'éducation de ses six filles, et la recherche des époux – j'ai rêvé qu'elle n'avait pas subi mépris pour son incapacité à faire un garçon. J'ai recherché dans mon rêve les six visages allongés ou ronds comme celui de la mère et comme elle forts de leur humilité terrienne - j'ai mélangé des bribes de leurs histoires, ou mon ignorance totale de certaines, j'ai retrouvé des petits mots volants qui parlaient de fantaisie, de force de caractère – j'ai entendu cabochardes, numéros. Je me suis demandé laquelle était ma grand-mère. J'ai espéré que c'était l'une des deux assises, la triomphale à gauche, la gracieuse et discrète à droite, et j'ai choisie la dernière pour sa réserve affichée, et le petit appel de ses yeux, pour l'impression qu'elle donnait de vouloir se lever pour venir vers nous, malgré la fausse langueur de l'éventail. J'ai mis fin à ma rêvasserie, retourné la photo, vu les noms, oubliés pour la plupart, su que c'était bien toi, et que par ton dernier fils je touchais avec toi la profondeur du temps.


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Elle s'agite sur son siège, tousse, regarde par la fenêtre... Le paysage défile a route allure, les arbres bordant autoroute, les fils électriques, les ponts et quelque fermes abandonnées suite à la bifurcation de l'autoroute. A quatre ans elle trouve ce temps trop long, ces heures immobiles dans une voiture à attendre entre un lieu et un autre. Enfin, elle dodeline de la tête, ferme les yeux, son corps s'affaisse dans l'oubli du sommeil.