Les Entropiques n’ont qu’une seule et unique passion, ravageuse, obnubilante : ils jouent aux dés. Au 421, bien sûr, mais aussi au 367, au 839, au 1751, au 93, au 5664, et j’en passe. Comme ils n’ont somme toute qu’une vie à vivre, ils songent parfois avec tristesse à tous les jeux de dés qu’ils n’auront jamais le loisir de pratiquer. Alors, pour se distraire de leur mélancolie, ils jouent aux dés.
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Rencontre XXXIV Allongée sur le tapis du salon, sa petite Emeline sur son ventre, Aude pensait à sa grand-mère. Sa mémoire lui jouait des tours, elle ne parvenait plus à retrouver ses souvenirs d’enfant. Alors elle attrapait la grande boîte en carton bleu et fouillait parmi les photos. Mais souvent, elle ne se reconnaissait pas. La fatigue, sans doute ! Depuis l’accouchement, elle vivait au ralenti, se consacrant totalement à sa petite puce qui réclamait beaucoup d’attention. Aujourd’hui, Emeline avait six mois ! Elle était si jolie avec ses boucles brunes, ses grands yeux bleus, ses longs cils noirs ! Elle avait dans le regard quelque chose qui lui rappelait sa grand-mère, peut-être cette façon de dévisager longuement ceux qui se trouvaient en face, comme si elle voulait toujours en savoir un peu plus… Mathieu l’appelait « sa petite songeuse ». Il la promenait dans le jardin, la montait au grenier et lui contait des histoires en musique ; il lui avait fabriqué toutes sortes d’instruments pour qu’elle reconnaisse les sons. Chaque fois qu’il se rendait à Paris, il rapportait pour elle un nouveau jeu, un livre, un petit objet pour sa chambre… Ils étaient heureux tous les trois. Mathieu travaillait beaucoup, s’absentait souvent mais ne les laissait jamais longtemps. Contrairement à ce qu’il avait craint, il était un père attentif, patient, très affectueux. A la maison, sa priorité était sa fille. Aude se sentait presque délaissée. Elle n’avait plus écrit depuis la naissance, cela lui manquait. Comment avait-elle fait pour garder la forme avec les jumeaux de Lucie ? Par moments, elle sombrait dans une sorte de mélancolie qui lui faisait perdre la réalité des choses. Mathieu la trouvait n’importe où, seule, le regard absent, le visage dénué d’expression. Que lui arrivait-il ? Elle ne se l’expliquait pas mais ne pouvait s’y soustraire. Comme si ces instants n’appartenaient qu’à elle… Elle aurait tant voulu connaître sa mère ! La maternité lui avait donné envie de chercher au plus profond d’elle-même des souvenirs, des sensations, une histoire qui lui permette de savoir qui elle était vraiment…Elle ne savait rien, le grand vide de sa petite enfance lui tordait le cœur… Emeline se réveilla : Pantoufle jouait avec ses cheveux ! Elle poussa un petit cri et roula sur le côté. Le chat était un merveilleux compagnon de jeu ! Le soir, il dormait devant la porte de sa chambre, dans son panier ; le matin, il miaulait dès qu’elle se réveillait. Aude se mit debout, prit sa fille dans ses bras pour lui faire un brin de toilette. Elle devait sortir, aller à la poste, faire quelques courses et passer à la maison aux lilas. Pierre et Lucie arrivaient ce week-end, avec les jumeaux, elle en était ravie ! Ils n’avaient pas dit s’ils revenaient définitivement mais Aude avait senti dans la voix de Lucie une grande colère. Cela ne l’inquiétait pas trop, elles pourraient en parler toutes les deux, elles avaient tant de choses à se dire ! Et puis elle désirait par-dessus tout guetter sa réaction quand elle verrait Emeline ! Elle se dépêcha de préparer un biberon, attacha sa puce dans son siège et partit au village. Emeline battait des mains, elle adorait la voiture ! Aude la regardait, dans le rétroviseur, se réjouissant de ses mimiques. Sa puce était merveilleuse, câline à souhait, drôle, si vive ! Elles avaient déjà toutes deux instauré une grande complicité. Elle se dit qu’elle avait de la chance, beaucoup de chance !
Elle lève les yeux jusqu'aux étoiles et secoue ses peines de la journée pour emporter ses rires jusqu'aux songes.