dimanche 10 janvier 2010

59 : samedi 9 janvier 2010

Je n’ai pas idée de l’heure qu’il pouvait être, c’était en tous cas dans les heures les plus profondes de la nuit. Je ne sais pas non plus ce qui m’avait extirpé de mon profond sommeil, car tout était calme. Toujours est-il que mon corps s’est réveillé. Je garde très bien en tête un déroulement et des sensations, même si le temps qui passe en estompe peu à peu les contours. Je suis donc réveillé, allongé mais appuyé sur mes coudes : mes oreilles sont tendues, mon regard aux aguets, distinguant dans la pénombre ce que la lumière, filtrant par les volets, me laisse percevoir de la pièce où je me trouve. Instantanément, un processus d’analyse tente de se mettre en place. Où suis-je ? J’y réfléchis, mais je n’en sais rien. Mon cerveau cherche donc à revenir à des informations plus basiques. Qui suis-je ? Je ne sais pas, je réalise que je n’ai pas d’identité. Mon regard continuant à scruter la pièce, je me concentre et me mets à chercher mon prénom, puis mon nom, mais rien ne me revient. Je ne cherche pas de parenté, mon cerveau ne cherche pas des origines, mais une identité, une information à laquelle se raccrocher. Il ne puise pas dans des souvenirs, ne tente pas d’établir des liens (sans doute n’en est-il pas encore capable à cet instant). Il cherche une information concise et précise. En l’absence de cette information, il ne peut rien faire d’autre, reste bloqué. Cela dure vraisemblablement quelques secondes, pendant lesquelles j’ai beau me concentrer, focaliser mon attention sur cette question, rien ne me vient, je ne sais pas qui je suis. Deux émotions montent alors. D’une part le sentiment que mon cerveau se met à chauffer, comme certains instrument mécaniques, qui ont besoin de quelques secondes de préchauffage avant d’être employés. En parallèle, c’est mon corps qui se met à chauffer, et mon cœur à battre plus vite, paralysé par une angoisse immense. La perte de son identité est un choc fondamental, physique : le cerveau, le corps sont détraqués par la perte de cette information basique ; elle leur est indispensable. Au bout de quelques secondes donc, mon prénom réapparaît, suivi de mon nom, guère plus (aurais-je été en cet instant capable de définir à quoi je ressemble, la couleur de mes cheveux ou de mes yeux ?). Soulagé, de nouveau se pose cette question : où suis-je ? La réponse n’est pas encore présente, et je tente, là encore très concentré, tout à fait consciemment, de me focaliser sur cette question. Mon cerveau rassuré par le retour de mon identité, je peux désormais mieux me contrôler, et je tente de remonter le fil de mes pensées. Pourtant, aucun souvenir ne m’apparaît d’emblée. Il me semble que, toujours à ce moment, je serais incapable de dire qui sont mes parents, d’évoquer le moindre souvenir personnel. Mais le fait de creuser ce sillon semble être bon : je me souviens d’un coup que je ne suis pas chez moi en effet, mais que cette pièce est ma chambre de jeunesse, je suis donc chez mes parents. Tout ceci n’a duré qu’une poignée de seconde. Visiblement satisfait de cette identification visuelle, mon cerveau ordonne à mon cœur de battre moins fort, je me détends. Et estimant sans doute que cela lui suffisait et qu’il est inutile de creuser pour l’instant plus avant la question, j’ai de nouveau sombré dans un profond sommeil.

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Après une nuit étonnamment reposante, nous nous réveillâmes frais et soudainement lucides. Sans nous concerter, nous prîmes notre temps pour préparer et manger - ce jour-ci manger et non simplement ingérer - les vivres dont nous fîmes un petit-déjeuner. Ce matin - car nous nous souciâmes de constater par la fenêtre que le soleil et la lumière s'étalant jusqu'à la mer de nuages si bas sous nous-mêmes étaient bien ceux du matin -, nous plaisantâmes même légèrement et conversâmes au sujet de vieux souvenirs agréables. Doucement, sans aucun empressement, nous convînmes tranquillement de paresser dans cette petite chambre tant que l'envie nous y incitait, de rester paisiblement sur les matelas au sol, à parler et peut-être à rire si le rire venait, plutôt que de reprendre aussitôt après le petit-déjeuner l'ascension perpétuelle des escaliers toujours pareils à eux-même. La bonne humeur nous fit décréter que c'était l'anniversaire de l'un d'entre nous et qu'il nous fallait le fêter. Il nous faudrait reprendre l'ascension bientôt, mais nous considérâmes qu'il serait de toute façon bien profitable d'apprécier ce très surprenant moment de lucidité, de fraîcheur et de plaisir partagé, plutôt que de le chasser en allant de suite faire avaler à nos pas des marches par milliers et des paliers par centaines. Nous nous sentirions mieux ensuite pour poursuivre. Nous avions dans la chambre de quoi préparer plusieurs repas et comptions y prendre un ou deux autres avant de repartir, peut-être à la tombée de la nuit, après dîner. Les escaliers étaient éclairés, rien n'empêchait une ascension nocturne, qui nous changerait, puisque nous avions retrouvé la notion du temps.

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Le Voyage de Jean-Guy (6/7) Le soir de la première, nous savions tous que le public ne nous servirait pas les compliments d'usage après la représentation. On n'évoquerait pas la difficulté d'apprendre par coeur des textes aussi longs. Aucun mot ne serait dit sur la forme éblouissante de Mireille malgré son grand âge. Pas de commentaire non plus sur le fou rire du premier acte, les trous de mémoire du deuxième. Rien de tout cela et mieux encore : personne, vraiment personne ne saurait trouver les mots justes pour parler de ce qu'il avait vu ce soir-là. Et ce fut effectivement le cas.