mardi 5 janvier 2010

54 : lundi 4 janvier 2010

Le calme délicieux des petites heures dans la chambre fraîche, yeux fermés, sous le drap, dans un silence délicat que le glissement de l'air dans les pins fait ressortir plus qu'il ne le trouble, mes bras, ma joue tâtant la douceur encore un peu froide de l'aube. Des pas et puis une voix lente, basse et une autre lui répond. Je filtre entre mes paupières la qualité de l'obscurité ; un temps et j'ouvre les yeux, tourne un peu la tête vers la porte fenêtre et le début de décoloration de la nuit, quand le noir s'approfondit, se creuse pour disparaître insensiblement et irrésistiblement, pendant qu'entrent les petits bruits presque imperceptibles du heurt d'une coque tirée vers le quai, de la chute d'attirails sur le bois, de petits rires, et j'imagine le pont s'enfonçant un peu sous les pas de l'homme, et puis les mêmes sons, avec de petites variations, se répercutent en s'éloignant vers ma droite. J'écoute, absorbée par ces traces de vie, détendue. Après quelques minutes, c'est le toussotement des moteurs qui s'éloignent et le silence qui se referme. Je repose ma tête, tire le drap. Dans deux heures, ou un peu plus, le village s'éveillera.

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C'est quand il y a une mort. Quand il y a la douleur de cette mort chez les vivants qu'ils se montrent plus chrétiens qu'ils ne le croyaient eux-mêmes. Parce qu'ils placent malgré tout leurs désirs de consolation du côté de l'espoir de l'existence - quand même - du paradis des Chrétiens. D'un en-dehors du temps et de l'espace, mais spacieux quand même et pourvu d'une durée aussi, mais sans vieillissement ni ennui, où vivraient ensemble et en harmonie les âmes des défunts et des trépassées. Certaines personnes poussent la consolation à un niveau grandement mais invisiblement narcissique dans lequel tous leurs morts chers festoient perpétuellement dans un cadre délectable et accueillant, un continu barbecue en Arcadie où sont réunis dans la félicité, à jamais dans l'amour et à jamais protégés, Jimi Hendrix, Albert Camus, Patrick Dewaere, sa propre grand-mère, Jacques Brel, Vincent Van Gogh, Jeff Buckley et l'adorable petite fille des voisins qui était si gentille et dont la mort est si choquante - et c'est vrai, la petite fille des voisins était adorable et qu'elle soit morte est l'horreur même, la chose la plus révoltante au monde. Le problème de ces tenaces espoir et foi en cet Éden chrétien - outre le caractère extrêmement douteux de l'existence d'un monde surnaturel si étrangement constitué - est dans leurs excès consolateurs. Ils nous convainquent que les morts sont à l'abri sans notre aide, qu'ils n'ont pas besoin de nous les vivants pour continuer à exister. Or si l'âme n'existe pas, et si le support de chair, de peau, d'os, de synapses et de neurones qui permet ou est l'existence indépassable et irréductible d'une personne s'évapore après la mort car il était avant plein d'eau, si chaque être humain trépassant n'échappe que par la crémation à son recyclage en festin pour asticots, alors la vie de chaque personne après sa mort ne dépend que de nous seuls, nous échoit, nous est un devoir. Nous devons renoncer au paradis des Chrétiens pour enfin voir ceci : sans nous, ou avec nous mais selon nos actes, les morts sont en danger. Une perpétuité de danger. Nous devons garantir à chaque mort une postérité, car c'est la seule âme qui leur reste et c'est notre seul possibilité d'en conserver une.

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Le Voyage de Jean-Guy (1/7) Je m'en fichais pas mal de tenir les rôles de groom ou de portier chaque année. Bien souvent d'ailleurs, ces personnages étaient parmi les plus amusants de la pièce. A chacune de leurs apparitions, le public savait qu'il allait se passer quelque chose. Rien à voir avec l'ami banquier ou la femme du mari volage. Ceux-là pouvaient débiter des lignes et des lignes de répliques sans obtenir un seul sourire de l'assistance. Moi, on attendait mon entrée avec impatience, d'autant plus lorsque j'avais un rôle à accent. Il y avait souvent des rôles à accent dans les pièces que choisissait notre metteur en scène. Et contrairement aux autres comédiens, qui toléraient sans mal les remarques racistes en privé mais ne voulaient pas passer comme tels auprès des autres villageois, je ne rechignais jamais à jouer les restaurateurs chinois ou les jardiniers so british.