Il faut sauver tous les écrits du monde. Ils sont par centaines de milliers exposés à la disparition chaque jour et il faut sauver chacun d'entre eux. On n'en protège qu'une infime part et pourtant il faut tous les sauver. C'est pourquoi j'ai arrêté toute la vie que j'avais auparavant, pour conserver le plus grand nombre possible d'entre eux. Les bibliothèques gardent les livres, les journaux et les revues et s'assurent autant qu'elles le peuvent de leur maintien en état, aussi suis-je dispensé de m'attacher à la préservation de ce type de supports d'écriture. Mais chaque jour des dizaines de milliers d'écrits sont détruits et ils doivent tous être sauvés pourtant. Il me semble que je le suis seul être humain conscient de cette nécessité, car partout dans le monde on efface des graffitis sur les murs, on jette des carnets, des prospectus et des tickets de caisse. Mon travail salarié m'éloignait trop longtemps de ce devoir alors je l'ai laissé, et finalement vivre dehors, car sans plus de revenus pour me loger, me permet d'être en permanence là où je peux sauver le plus grand nombre de tous ces écrits : dans la rue. Ils me faut quelques sacs par jour et examiner tout ce qui a déjà été jeté mais qui n'a pas encore disparu et qui s'est égaré le long des trottoirs, dans les poubelles. Ce sont des morceaux de papier surtout. Les paquets de cigarettes, par exemple, ne posent guère de problème et je considère que j'ai d'ores et déjà accompli l'essentiel du travail à leur sujet, je me contente dorénavant d'une veille distante quant à la question : le nombre de marques disponibles et le nombre de messages d'avertissement aux fumeurs sont l'un et l'autre assez faibles, et leurs combinaisons possibles ne sont pas en quantités astronomiques, il n'a donc pas été très difficile d'en conserver la série complète. Mais pour la plupart des autres écrits que l'on trouve dans la rue et dans les parcs, le nombre est infini et je sais que je n'aurai jamais de repos. La difficulté principale de l'entreprise reste le stockage. Je remplissais au maximum mon appartement tant qu'on ne m'en avait pas chassé, mais sentant que ceci viendrait bientôt j'avais dû trouver un autre lieu, et quelques containers de cargo miraculeusement vides en bordure de périphérique sont devenus mon trésor. Je suis navré de savoir que je ne pourrai jamais être en plusieurs lieux au même moment et que je ne sauverai donc les écrits que d'un seul lieu à la fois, celui où je me trouve, alors que d'autres lieux existent alors que je ne m'y trouve pas, et que des écrits y disparaissent sans que personne ne les en empêche.