Ses parents ayant toujours usé de traversins, Léon, s’il n’eut jamais à chercher un coin encore frais sur l’oreiller, connut en revanche l’horrible impression – et souvent cela le fit se réveiller en sueur et tout tremblant – d’avoir enlacé une sorte de cadavre mou.
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C’était oublier tout ça, ce qui se passait ici, ou ne se passait pas, mettre le casque pour effacer les sons de l’openspace, effacer les icônes inutilisés de son bureau, trier ses mails, passer du temps avec tous ceux dont nous n’étions qu’en copie inutile, faire venir comme ça la pause de midi.
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Lucie ne savait pas s’abandonner. Pas même un instant. Elle contrôlait tout, prévoyait tout, n’avait jamais un instant à soi. Entre son travail, les études qu’elle poursuivait, sa famille qu’elle s’interdisait de négliger et les amis qu’elle recevait ou qu’elle rejoignait, elle courait sans cesse. Elle se plaisait à dire que sa vie était un tourbillon. Elle adorait les voyages, les musées, les villes parce que ça « foisonnait ». Lucie aimait l’art mais par-dessus tout la peinture. Elle ne manquait aucune exposition, découpait dans les journaux tous les articles, notait les dates, les lieux, les heures d’ouverture. Le plus étrange est qu’elle les parcourait de son pas vif, ne s’arrêtant à aucun moment devant une œuvre, ne ralentissant pas. Elle pouvait pourtant en parler, elle savait donner son avis, elle était parfois même très critique. Elle peignait de grandes toiles posées sur le sol, sur lesquelles elle marchait. Elle disait qu’elle ne pouvait concevoir son travail sans ses pas, que l’on retrouvait partout, sur ses toiles, bien sûr, mais aussi dans son appartement dont le sol était couvert de traces de pieds colorés. Lucie, elle pouvait s’endormir n’importe où, sur un banc, dans le bus, à la bibliothèque, en réunion…mais c’était toujours cinq minutes, pas plus ! Elle était drôle, Lucie ! La nuit, elle arpentait les toits, à la recherche de nouvelles sensations ou de nouveaux paysages, elle attrapait les étoiles, elle jouait avec les lumières de la ville. Elle n’avait peur de rien. Elle ne faisait de mal à personne. Elle vivait seule, c’était bien comme ça. Elle plongeait dans les aventures avec la candeur d’une enfant. Lorsqu’elle était heureuse, elle applaudissait et son regard sombre s’éclairait, renvoyant mille éclats. Ils l’ont attendue un soir, sur un toit. Ils lui ont passé les menottes, l’ont enfermée dans une cellule, parce que « c’est interdit et dangereux de se promener sur les toits la nuit ». Elle a commencé à marcher de long en large, à chercher la lumière au travers de la petite fenêtre grillagée. Elle a marché toute la nuit et le lendemain aussi. Sans parler, sans manger, sans boire, sans dormir. L’expert psychiatre a déclaré qu’elle était dangereuse pour elle-même et qu’il fallait la soigner. Ils l’ont transférée dans une unité de soins psychiatriques, l’ont questionnée, l’ont malmenée puis l’ont enfermée dans une pièce minuscule. Elle ne tient plus debout, Lucie, tant ils l’ont abrutie avec leurs médicaments. Elle reste là, allongée sur le sol, ses deux mains écorchées à force de dessiner sans toile, sans pinceaux, sans peinture. Elle a perdu son sourire, son regard s’est éteint, sa tête est de travers à force de chercher les étoiles dans le tout petit bout de ciel, à travers les barreaux. Je suis revenu dès que j’ai su. Philippe et Laure, nos amis communs, avaient mis un mois à me chercher au Rwanda. A la descente de l’avion, je me suis précipité sur un taxi qui m’a amené à la clinique. Ils ont refusé de me laisser la voir. J’ai insisté et ce n’est qu’au bout de trois jours que j’ai pu voir le médecin. Lui m’a permis de la voir. Il a compris : c’était un vieil homme épuisé mais compréhensif qui n’avait jamais saisi ce que Lucie faisait là, sans personne pour venir la voir. Je suis son frère jumeau et je suis aussi médecin, j’étais en Afrique, lui ai-je dit. Quand je suis entré dans sa chambre, je jure que mon cœur s’est arrêté. Lucie était à même le sol, elle avait le regard perdu et fiévreux de ces femmes africaines que je soigne depuis dix-huit mois. Je l’ai attrapée, serrée contre mon cœur, ai repoussé dans ma colère le fauteuil roulant qu’on me proposait, puis j’ai emporté ma sœur dans mes bras jusqu’au parc. Elle avait le poids d’un tout petit enfant. Son regard s’est affolé mais elle s’est blottie contre moi. Après je l’ai massée, pendant des heures, tout en lui parlant doucement. Elle va mieux maintenant : elle vit chez moi, enfin, elle reprend vie, tout simplement. Je ne la quitte plus. Nous partons dans deux semaines en Afrique, elle a tant besoin de soleil et de lumière ! Je pense à tous ceux que j’ai soignés, ces femmes, ces enfants, ces hommes traumatisés, aux heures passées à rêver à ma sœur sans savoir quel calvaire elle endurait…et à chaque fois, mon cœur s’arrête un instant. Lucie a parfois son regard qui se perd mais je suis là, je lui parle, je la fais rire, ça va mieux, oui, de mieux en mieux ! Elle peint, toute la journée, ses toiles expriment ce qu’elle a tu. Sur chacune d’elles, on retrouve un tout petit personnage avec de grands pieds qui lève les bras vers le ciel mais qui n’a pas de bouche.
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Clic clic clic, les ciseaux s'affolent, la petite fille pleure devant ses mèches noires et bouclées qui s'envolent vers la terre et tombent sans bruit à ses pieds. Ses orteils sont recouverts par ce manteau de plumes sombres, comme un duvet léger qui se réchauffe avec le temps. Sa mère s'affaire, coupe, égalise, effile, clic, clic, clic. La petite fille ne se voit pas, ses larmes étouffent sa vue et la vie autour d'elle se colore de floue coloré comme sur la palette d'un peintre. Finalement sa mère lui passe un dernier coup de peigne, balaie les vestiges de son enfance et pousse un léger soupir de satisfaction. Mouchoir. Reniflements. La petite fille se découvre dans le miroir, ses mains fines touchent doucement ses cheveux brillants et lisses qui encadrent son visage avec expertise. Elle secoue la tête, surprise, étonnée, se sourit, fait les mines, oublie ses larmes et part en courant faire admirer sa nouvelle coiffure à la voisine.