mardi 21 décembre 2010

403 : lundi 20 décembre 2010

Chaque fois qu’il passait devant un rayonnage de librairie ou de bibliothèque, ce qui par bonheur ne lui arrivait pas si souvent, Léon se disait que ceux qui trouvaient le temps de lire tous ces livres disposaient en secret d’une formule permettant de rallonger les journées, et par conséquent avaient découvert le moyen de vivre chaque jour davantage que les autres.

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C’était vouloir être joyeux, comme un renne du père Noël, comme une guirlande des Galeries Lafayette, comme un emballage brillant et n’être qu’une boîte renfermée de rancœur envers cette indispensable mise en ligne d’avant Noël.


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Pour l'enterrement de mon beau-père, ses quatre fils se sont retrouvés, pour la première fois depuis des années. Je ne connaissais que le second, Jacques, qui représentait l'entreprise en Italie et passait donc régulièrement quelques jours à Montrobier, pendant lesquels son père grommelait un peu, s'agaçait de sa supposée frivolité, avec une gourmandise inavouée. De Guillaume je savais seulement qu'on n'en parlait pas, mais qu'il vivait en Californie et que la tante Gauthier correspondait avec lui. Et Bernard, bien entendu, était dans son couvent. J'ai entendu des voix dans le salon et je suis entrée. Ils se sont retournés et m'ont regardée. Grands, secs, petits yeux d'un bleu trop clair, longs nez droits dans des ovales plus ou moins larges, un peu raides – ne différant que par ce que cette raideur laissait deviner de possible souplesse, et bien entendu par leur chevelures, le gris classique de mon mari, le catogan beige de Guillaume, la mèche drapée sur le front de Jacques et le hérisson brun de Bernard... sa tonsure aussi bien entendu. Je me suis sentie petite et étrangère, face à leur mur, et j'ai prié silencieusement pour que les fissures ne se déclarent pas avant leur dispersion, que la paix soit maintenue sans manœuvres trop pénibles, que le pouvoir de mon mari soit reconnu, que cela lui permette d'afficher un courage serein en apprenant mon départ.


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Emma entend les bruits de la rue. Pas besoin de regarder son réveil pour savoir que huit heures sont passées. Elle se trompe rarement tant elle connaît le ronronnement qui monte jusqu'à son étage. Elle sait dire l'heure au quart prêt, grâce aux passages du train, des éboueurs, des enfants se rendant à l'école ou en revenant, le lever de rideau de l'épicerie... L'église ne sonnant plus que la messe du dimanche. Nicolas lui a lu ce passage de la correspondance de Baudelaire sur Boudin. Ses aquarelles rendent si bien la lumière de l'estuaire de la Seine sur les nuages qu'on peut deviner la saison et l'heure de la journée où celles-ci ont été peintes. Le poète se prêtait à ce jeu et vérifiait les annotations portées au dos des œuvres. Je t'amènerai à Honfleur quand tu seras guérie. Quand elle sera guérie... Elle ne compte plus les jours enfermée dans cette chambre. Cette chambre devenue bibliothèque avec cet amoncellement de 808 livres. Elle ne supporte plus la connerie télévisuelle, alors elle lit. Nicolas comme dealer de littérature puisque son amour ne suffit pas à battre cette saloperie qui la retient prisonnière. Parmi ses lectures, elle apprécie particulièrement cet écrivain dijonnais parce qu'il la fait rire, et qu'il n'a pas la naïveté de croire en ce monde. Elle se lève, elle le peut encore, et s'approche de la fenêtre. Nicolas ne devrait plus tarder. Il passe voir sa sœur tous les matins avant d'aller au travail. Il lui a dit qu'il aurait une surprise pour elle aujourd'hui. Elle écarte les rideaux et observe la rue.

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On suppose que la quintessence volatilisatrice a été inventée - au cours du premier quart du XVIe siècle - quelque part dans le désert syrien par Sadra Shahrazurî ou quelque part dans le Sahara numide par Taharqa El-Hassa, ou peut-être encore pendant la dernière décennie du XVIIe siècle, en quelque parage méridional du désert de Gobi, par Zhang Shunzhi. Il est également possible que ce soit en fait aux alentours des années 1880 que la quintessence volatlisatrice ait été inventée, quelque part dans le Painted Desert de l’Arizona, par Graham Lloyd, qui un matin de septembre quitta fier et téméraire la bibliothèque de la Société pour le Progrès de la Science de Tucson en déclarant qu’il partait aux contrées sauvages et arides pour enfin la découvrir, sans qu’on ne le revit plus. En fait, nous ne savons pas du tout si la quintessence volatilisatrice fut un jour inventée, puisqu’on prétend que sa fabrication n’est possible qu’en des lieux d’où toute présence humaine a été retirée, hormis bien-sûr celle de la personne qui, totalement et nécessairement seule, avec une science immense et des substances rares, l’élabore. Les dialectes des hommes qui partirent au désert pour l’inventer différaient, mais leurs paroles à l’instant du départ furent étrangement similaires, nous rapporte-t-on. Tous dirent alors : “Je pars au désert pour inventer la quintessence volatilisatrice, je ne reviendrai que lorsque je l’aurai créée et quand je serai de retour, vous tous qui me prenez pour un fou verrez bien que j’ai disparu.” Effectivement, on ne les revit jamais.


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Ce que nous pouvions redouter est arrivé : vendredi soir, alors que nous y retournions, malgré notre crainte d'y voir avérées nos prédictions, et après que nous eûmes plusieurs semaines durant repoussé cette perspective justement à cause de cette crainte, vendredi soir, il n'y en avait plus un seul. Si nous avons fini par y aller à nouveau, c'est sans doute que la curiosité, le besoin de savoir – savoir si nos hypothèses, celles-là même qui nous avaient paru si extravagantes au début, continueraient de se vérifier –, étaient plus forts que l'angoisse inévitablement provoquée par le questionnement sur l'origine du phénomène, angoisse qui avait ses limites, car enfin, il fallait accorder à la situation le bénéfice du doute : les causes n’en étaient nécessairement tragiques, mais seulement possiblement.