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C’était aller à son évaluation annuelle des objectifs individuels, cahier, stylo, et parler, et écouter, et évaluer, pour soi, ce que, en pourcentage des objectifs, nous avions prétendument atteint et voir ce qui, en face, était évalué et être étonné des surévaluations, des sous évaluations, n’être d’accord ni dans un cas ni dans l’autre mais ne rien dire, dans aucun des deux cas, rien, simplement traduire, pour soi, silencieusement, en euros, la signification de ce demi-échange et se tenir à ça avant d’établir, dans le même jeu, les objectifs à venir, comprenant mieux l’inatteignable et ce qui était laissé à notre porté, dans un jeu de non-dits, d’apparences.
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Deux ou trois parmi nous la connaissaient, par un sœur, une cousine peut-être, qui avait dû pratiquer une activité sportive avec elle ou plus généralement être ou avoir été d’une façon ou d’une autre une de ses copines. Sans que je puisse vraiment comprendre pourquoi, les quelques uns qui la connaissaient firent d’elle un sujet de moquerie à distance, un motif récurrent pendant la journée, qui fut progressivement relayé par ceux qui ne découvraient son existence qu’aujourd’hui, grâce notamment à l’efficacité sonore du sobriquet qui lui avait été attribué, et à la licence argotique qu’engageait sa prononciation : “la tronche”. Les raisons de cette dénomination ne furent pas données, mais le surnom fut spontanément adopté, repris, répété. Je pensai que c’était en raison de son visage un peu allongé, qui n’avait pourtant rien de particulièrement anormal, rien qui puisse justifier un tel surnom, ni dans celui-ci la présence de l’article défini. À mon tour, je me mis à régulièrement faire allusion à elle, prononçant avec la même élocution brusque et comme crachée son surnom de circonstance, mais plutôt pour interroger ceux qui la connaissaient au sujet de sa vie, et plutôt hors des propos de moquerie. On finit par me demander, avec sarcasmes, si elle me plaisait, ou quoi, “la tronche”. Les moqueries s’apprêtaient à changer de cible, depuis “la tronche” jusqu’à celui qui s’y intéressait, je me moquai donc d’elle à la manière des autres pour la première fois, pour donner le change et nier ce dont on me soupçonnait, et me menaçait finalement, puis n’abordai plus le sujet. Elle me plaisait bien, c’est vrai, “la tronche”.
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Le sentiment d’avoir été trahie dès sa naissance l’étouffe. Elle ne croit pas au hasard. Elle a assemblé toutes les pièces du puzzle. Elle est passée par tous les états : la peur, le doute, la honte, la colère, le désespoir, le dégoût, l’incrédulité… Elle se sent tellement mal parfois. Tout ce qu’elle a dans sa tête fait bloc. C’est lourd, si lourd qu’elle rêve qu’une masse s’abat sur elle et fait tout voler en éclats. Elle a tenté de faire peau neuve, elle s’est prise au jeu, elle s’est oubliée, perdue, écroulée, ramassée, détruite, reconstruite. Elle ne sait plus ce qu’elle doit faire. Parce qu’elle sent toujours l’air lui manquer. Comme si quelqu’un plaquait une main sur sa bouche. Comme si on effaçait son ombre. Elle doit choisir. Déchirer la toile d’araignée pour tisser elle-même son histoire, pas celle qu’on lui a racontée, ni celle qu’on a voulu lui faire croire. Elle doit cesser de suffoquer. Elle pense à toutes ces femmes qu’on a fait taire. A toutes celles qui se battent, qui trouvent le courage de résister, de hurler leur rage, de décrire leurs sévices, de prononcer des mots qui secouent. Elle veut leur dire qu’elles ont raison de se regrouper, elles ont ainsi plus de force. Il faut beaucoup de courage et de détermination face à la lâcheté. Elle est femme, elle restera femme jusqu’au bout, elle ne pliera plus, elle ne se taira plus. Elle n’a pas de haine. Elle a toujours essayé de comprendre. Elle veut simplement témoigner et être entendue. Écrire son histoire. Sans faire de drame. Pour rétablir la vérité. Pour se sentir plus légère. Elle a souvent rêvé d’une farandole de femmes voyageant à travers le monde. Une farandole dont elle ferait partie, réunissant des milliers d’histoires de vie.
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5 minutes d’attente dans le vent froid sur le bord du quai. Un bon coup d’épaule pour sa faire une place dans le wagon. Puis tourné vers l’extérieur, le nez collé à la vitre, 10 minutes à regarder défilé les pavillons de banlieues, le périphérique, les immeubles, la verrière de la gare, enfin les quais. Ruée vers la sortie et le métro, en files compactes, talons dans les talons. Et à rebours le soir venu.