vendredi 31 décembre 2010

413 : jeudi 30 décembre 2010

Chaque fois qu’il y avait moules frites à la cantine, Léon tentait de deviner pourquoi ses collègues souriaient tandis que lui, poli comme à l’accoutumée, leur répétait de nouveau qu’il n’avait jamais mis les pieds à Bruxelles.

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Sur le pauvre schéma qui me sert de plan du quartier, deux rues se croisent qui correspondent, si je me fie aux noms indiqués sur les plaques suspendues au dessus des voies, au carrefour auquel je me trouve, d’autres rues croisent ces deux-ci plus loin, d’après le plan - mais ceci n’était-il pas hautement probable et prévisible ? -, d’autres rues qui comme celles qui forment ce carrefour ont un nom, mais un autre, et chacun le leur, et qui d’ici se trouvent à une certaine distance, qui ne m’est pas davantage précisée que ne le sont les points de repères qui ne doivent pas manquer de se situer le long de ces distances aussi peu connues qu’est assurée leur existence. Outillé de la sorte en matière de carte, je suis parfaitement armé pour n’aller nulle part, et bien malheureusement, je suis venu ici pour aller quelque part en particulier, en un lieu qui ne soit pas n’importe lequel et pas seulement en un lieu en général - ce qui explique que j’ai traversé l’océan pour me retrouver là, et ne me suis pas contenté de rester dans un logement, un quartier et une ville qui, bien qu’il s’agisse de chez moi, n’en constituent pas moins autant des lieux que tous les autres emplacements au monde. Il me faut maintenant marcher en direction du nord-ouest, ce que la précision du plan me permet de convertir dans l’espace réel par l’orientation approximative : en biais vers la gauche. Les rues se croisant à angles droit, le biais dans la plus pure tradition géométrique radiale s’avère malaisé, je commence donc par prendre à gauche, jusqu’à ce que des déclivités incurvent la rue contre toute attente - toute attente de ma part du moins, il demeure probable que si on prend en compte l’intégralité des attentes de l’intégralité des personnes ayant attendu quelque chose du parcours de la rue concernée, des attentes d’une courbe aient été émises, et à vrai dire, c’est même certain, puisqu’en l’absence de toute attente de cette courbe, y compris de la part des personnes qui l’ont tracée, son existence se trouverait tout bonnement inexplicable -, et précisément dans la direction voulue, si toutefois une exécution précise d’une direction approximative est possible. Lorsque cette direction voulue mène à des voies de chemin de fer et à des locaux industriels délabrés qui, quels que soit leur proximité, signifie que je suis loin, alors que le plan indique, même si de façon implicite, que ce que je cherche est proche, je comprends qu’il me faut faire demi-tour. Revenu à mon point de départ, je tente de prendre par le nord et constate bientôt, et à nouveau, que tout ce que je traverse bientôt est déjà loin, et qu’il n’y a ici point de proximité du tout, ce qui finalement annule tout à fait la raison d’être de mon voyage, qui est voir de près ce dont je savais l’existence lointaine. C’est là que je repartis, donc.


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Si tous les serveurs masculins, qui composaient la grande majorité du personnel de salle de ce grand restaurant, avaient disparu au fil des mois passés, cela pouvait être simplement dû à l’incompétence qu’on leur avait diagnostiquée ici, ou à leur envie de voir ailleurs si les pourboires étaient meilleurs, les horaires moins pénibles ou le chef de rang moins détestable. Sauf qu’on n’avait vu aucun d’entre eux travailler dans aucun des établissements des environs après être passé par celui-ci. Non contents de vider les lieux, auraient-ils auraient tous quitté la ville ? Pourquoi le turn over des employés de la restauration, déjà élevé, en venait ici à s'exorbiter de la sorte ? Et pourquoi chaque serveur parti – on se force à ne pas dire évaporé, volatilisé – ne pouvait-il être remplacé que par une femme ? C’étaient toutes ces questions demeurées irrésolues qui nous taraudaient chaque fois qu’une voix féminine prenait la commande, qu’une main fine aux ongles soignés posait l’assiette. On n’avait rien contre ces serveuses, en étant honnête on devait même reconnaître que leur mixte d’efficacité, de discrétion et de prévenance teinté d’un certain charme avait avantageusement remplacé les disparus, mais leur présence croissante, jusqu’au monopole, rendait criante l’absence des garçons.


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La fabrique de paragraphes fait pour certaines commandes, très spécifiques, appel à la sous-traitance. Il en est ainsi de la production de strophes, notamment quatrains et tercets, ainsi que leurs combinaisons deux à deux bien connues sous le nom de sonnets. Les commandes de haïkus sont, pour leur part, honorées depuis la nuit des temps par une filiale établie au Japon.

jeudi 30 décembre 2010

412 : mercredi 29 décembre 2010

Léon ne douta plus de son statut de héros de fiction en découvrant, au hasard d’un cours de philo de terminale, que même ses souvenirs les plus anciens n’étaient que récits élaborés par d’autres.

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Il n'était que rides, mais rides lumineuses qui disaient, autour des yeux, les jours passés en mer, le soleil et l'attention; qui disaient autour de la bouche et sur les tentes l'ouverture, l'accueil, la bienveillance, qui disaient sur les joues l'usure des jours, et l'acceptation.

mercredi 29 décembre 2010

411 : mardi 28 décembre 2010

Hésitant à entrer dans le bureau de l’état civil, Léon se dit qu’à condition d’appeler son fils Léo, trois générations seulement suffiraient à son entière disparition.

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Silence de bavard, le seul qui soit. Se cacher derrière la mitrailleuse à mots, s'évacuer dans une nuée de cabrioles, calfeutré dedans cet été au mille miroirs imberbes... Paysage de tumeurs, d'îles intérieures, où tu es libre, c'est-à-dire inutile, n'ayant de compte à rendre qu'au moins SÛR de tes gestes.


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Ce sont ces mots du texte du musicien qui compose nuit et jour… Ils lui ont sauté au visage ! Eh bien, oui ? « composer, c’est se battre ». Qu’y a-t-il ? Pourquoi ne le laisse-t-on pas tranquille ? Il a raison, dans toute création, il y a bataille, d’abord avec soi-même : elle est longue, dure, exténuante mais merveilleuse aussi dans son aboutissement. Les musiciens se battent avec les notes, les rythmes, les silences de même que les écrivains se battent avec les mots, le sens, les idées. Chacun en joue à sa façon mais chacun s’attache à traduire le plus fidèlement possible ce qui vibre dans sa tête. Chacun avec ses tripes ! C’est un travail qui dévore et qui ne vous lâche jamais. Je ne connais pas Franck mais je me dis que s’il s’acharne ainsi envers et contre tous à composer sa « Gnossienne », c’est qu’elle est en lui et il doit aller jusqu’au bout. Moi, je le comprends et je l’approuve. Dans tout texte ou toute œuvre musicale, on peut trouver, si l’on cherche bien, des phrases, des expressions, des mélodies qui nous en rappellent d’autres. Il y a ainsi des correspondances qui ne sont pas forcément plagiat et qui ne font pas de l’auteur ou du compositeur un imposteur. Comment se fait-il alors que l’on n’aille pas protester auprès des libraires ou des maisons de disques ? … En fait, le solitaire, celui ou celle qui ne fonctionne pas comme tout le monde est souvent taxé de fou. C’est triste ! C’est rassurant aussi. Ma foi, tant mieux ! Dans ce monde, il vaut mieux passer pour fou ! Que ce soit en littérature ou en musique, de nombreux « fous » ont été non seulement fort remarqués mais sacrément appréciés, non ? Pour ma part, j’apprécie de plus en plus le « hors norme », « l’étrange », le « singulier », « l’atypique », j’aime ce qui dérange, ce qui déstabilise, tout ce qui redonne à l’être humain sa valeur. Je ne veux pas oublier que chaque être est unique et je veux continuer à croire, malgré tout, en la valeur de chacun d’entre nous. C’est aussi pour cela que j’ai tant apprécié le lecteur de Noël, tout seul, dans sa cuisine, avec ses livres pour compagnons.

mardi 28 décembre 2010

410 : lundi 27 décembre 2010

Que Léon rime avec accordéon ne nous permet pas d’affirmer avec certitude que notre héros ait pratiqué cet instrument, ni même qu’il l’ait apprécié.

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Franck compose nuit et jour seul contre son piano. Pour lui, composer c'est se battre. Coupé du monde, opiniâtrement, il aligne les notes sur les portées. Les rares musiciens qui l'ont croisé le considèrent comme un imposteur, un plagieur, un raté. Tous s'accordent à le déclarer fou. D'où lui vient ce désir de continuer l'œuvre de Satie ? Après 265 Gymnopédies, 132 Ogives, 47 Morceaux en forme de poire, il termine sa Gnossienne no 808. Il a travaillé sur ce morceau toute la nuit. Et c'est accompagné de rythme gnossien qu'il sort acheter du papier à musique.


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On se déplaçait à vélo, ça se faisait, tant qu’on était dans les cinq à dix kilomètres de distance à l’aller - et forcément la même longueur au retour, même si parfois on alternait les trajets, pour changer, quand plusieurs, mais dont les longueurs étaient à peu de chose près équivalentes, étaient possibles -, on pouvait les faire tous les jours ou tout comme, en les déclarant sans avoir à mentir et même sans avoir à tellement les signaler, sans inquiéter les parents qui étaient par la même occasion dispensés d’assurer le trajet en voiture pour vous conduire, et soi alors dans un espace d’autonomie plus grand de pouvoir faire le chemin seul, d’en décider le parcours exact, et dans une certaine mesure les heures de départ et d’arrivée, tant qu’il faisait jour et qu’on était de retour pour le dîner. Pour les trajets plus longs, les quinze à vingt kilomètres à l’aller et quinze à vingt au retour, on ressentait comme une violence faite aux règles admises, et une excursion hors des libertés accordées, on tombait dans les cas qui appelaient une négociation et des justifications, où il aurait fallu une bonne raison. Aussi, on faisait plutôt ça en douce, on prétendait qu’on était ailleurs mais plus près, pendant qu’on s’en allait faire d’autres trucs et machins parfaitement inoffensifs mais avec l’impression de vivre une petite aventure, avec une légère inquiétude qu’un problème puisse arriver, à cause duquel on aurait comme été pris la main dans le sac ou forcé de s’enfoncer plus avant dans les bobards qui tiendraient lieu de version des faits. Ou alors, c’est quand personne n’aurait pu nous voir qu’on avait ce genre d’escapades, qui de toute façon étaient rares et demandaient au minimum une bonne part de l’après-midi, et en fait plutôt l’après-midi entière, le temps de faire le trajet, de faire à destination ce qui nous l’avait fait faire et de revenir. Il n’y avait alors pas eu de mensonge au moment des actes, on n’avait juste pas fait part de son programme, et dans ce cas il n’y aurait de bidonnage que si était demandé ce à quoi avait été occupé l’après-midi, ce à quoi serait répondu qu’à rien, resté à la maison, regardé la télé, écouté de la musique, joué à la console, ou plutôt rien, puisque c’est ce qu’un adolescent répond à ses parents - répondre davantage serait trop dire, même quand on a rien fait.


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On s'ennuierait un peu dans cette station. On entrerait chez le marchand-de-journaux-tabac-papeterie-club-internet-bazar-souvenirs, on flânerait un moment, on prendrait une revue et le Canard enchaîné et puis on s'arrêterait, un peu étonnée, stupidement ravie, devant le comptoir de papeterie, les petites ardoises bordées de bois, les boites de craie, les grandes gommes blanches comme on en aurait voulu pour frimer au temps des nattes dans le dos et chaussettes tirées, les cahiers de brouillons à couverture en papier pastel. On les retournerait pour vérifier que les tables de multiplication figuraient bien au verso. On s'émerveillerait de leur bel état, on déplorerait que, puisqu'ils étaient toujours fabriqués, eux et les boites d'éponge, les étiquettes bordées de deux lignes bleus etc... ils soient abandonnés partout ailleurs. Et puis, devant les fagots de petits crayons de couleurs, d'une rusticité excessive, on comprendrait que cet attirail n'était pas destiné aux enfants des moniteurs, épiciers etc... mais à vous ou plutôt aux skieurs ou autres vacanciers, comme tout ici, à leur permettre d'étaler leur nostalgie devant leurs enfants, généralement parfaitement rétifs à l'idée d'utiliser ce qui finalement leur était offert, sauf, avec un petit sourire agacé, les élèves de quelques boites très privées. On demanderait au marchand s'il avait aussi des petits classiques Garnier – malheureusement ce ne serait pas le cas. On chercherait entre les exemplaires du prix Goncourt et des derniers livres d'ex ou futurs ministres. On trouverait deux polars. On espérerait qu'ils vous aideraient à atteindre la fin de votre séjour.


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Hybride Elle cherche inlassablement le déclic qui lui permettrait de devenir une autre. Elle avance trop lentement à son goût. Elle aimerait pouvoir courir cheveux au vent mais elle se sent si lourde ! Elle rêve d’une silhouette fine, légère, elle rêve d’un corps qui n’est pas le sien, gracieux, aérien, se déplaçant avec aisance. Mais elle sait bien que le problème n’est pas là, ses rêves ne lui laissent que de belles images… Elle a travaillé à discipliner ce corps afin qu’il passe inaperçu. Elle a réussi, elle se noie dans la masse. Elle enrage pourtant d’être si maladroite, gauche, sans allure, ne sachant jamais comment se tenir. Elle n’aime pas sortir, elle ne sait pas s’habiller, pourtant toutes ces femmes élégantes, délicates, souriantes, la fascinent. Tout a l’air tellement simple pour elles ! Elle remarque combien elles savent jouer de leur féminité. Elle sait qu’elle n’a aucun charme et parfois, elle souhaiterait pouvoir se glisser dans leur peau. Au fond, elle se demande si elle est vraiment femme. Elle l’est dans sa tête mais son corps ne suit pas.

lundi 27 décembre 2010

409 : dimanche 26 décembre 2010

Dans ce qu’il appelait ses « moments de lucidité », Léon estimait à moins de dix le nombre d’anecdotes susceptibles de résumer sa vie.

dimanche 26 décembre 2010

408 : samedi 25 décembre 2010

Léon, s’il avait dû tuer quelqu’un, l’aurait fait de bon cœur, ou par accident, mais certainement pas pour de l’argent.


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Chercher le matin du 24 décembre, dans les halles, des nourritures simples et bonnes, par goût et pour ne pas être contraints par votre relatif et léger, manque de chevance, de se contenter d'aliments prétentieux mais médiocres, et, à travers les dos excités, tenter d'en découvrir dans un coin des étals, attendre, et lorsque votre tour arrivait, fraterniser avec les vendeurs dans votre choix.


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Souvenir, encore collé au bout des doigts, des minuscules éclats de ce verre fin et friable, s'il arrivait que par mégarde, en la frôlant d’un pan de jupe à godets, on casse une boule, pendue trop bas, quand le sapin commençait à déverdir et que ses branches ployaient sous le poids du décor. Brisures de verre coloré entre les lames du parquet et des aiguilles, de plus en plus d’aiguilles, de plus en plus sèches et piquantes, comme ces jours-là avançaient vers leur fin.


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Parce que les gens se rassemblaient, les uns chez les autres, et puis autour d'un bon repas encore et avec les meilleurs vins, parce que les gens se rassemblaient, ça les rendait plus malins ? Je ne suis pas sorti moi, je n'ai retrouvé personne, je suis resté dans la cuisine, et j'ai lu, oui, j'ai lu, parce que, quitte à être accompagné, autant que ce soit par un type silencieux. J'ai pas à m'embêter avec des gens, moi, j'ai des bouquins, et je bouquine. Voilà ce que je dis. Si on veut bien manger on va au resto. On n'a pas à s'emmerder chez des gens.

samedi 25 décembre 2010

407 : vendredi 24 décembre 2010

C’est faire bien peu de cas du tréma et de l’accent aigu que de ressasser que Léon est le palindrome de Noël !

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C’était partir en milieu d’après-midi, souhaiter ce qu’il fallait souhaiter ici, faire la bise là, descendre les étages et dehors, à l’air frais, aux lumières du soir déjà allumées sous le ciel violet, sentir cette licence légère qui pouvait encore être prise, appréciée et se diriger tranquillement vers les grands magasins, quelques achats avant la fête du soir, ou le train, ou la voiture, pour rejoindre, comme chacun en Île-de-France aurait-on dit, la famille en province, comme si cette région, d’elle-même n’existait pas, ne pouvait exister en dehors du reste, immense, qui l’entourait, océan des origines.


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Longtemps je t’ai tenu la main ce dimanche soir sur le divan où nous étions assis côte à côte. J’avais d’abord poser mes doigts sur tes deux mains jointes en forme de prière. Le salon était faiblement éclairé, il n’y avait pas un bruit, nous étions seuls. Je t’écoutais proférer des incantations, sans peur, mais écrasée de fatigue. J’étais sur le point de partir, de retourner à ma vie, et nous ressentions tous les deux le besoin de ne pas nous séparer trop vite, de prendre le temps pour nous dire au revoir. Tu as pris ma main et nous avons laissé le silence nous envelopper. J’aime ces moments sans parole avec toi, où je ressens la confiance que nous avons l’un en l’autre, immobiles, attentifs à notre propre souffle.


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Inventer des rites , des codes, n'exiger qu'au gré de tes remous, déshabiter jusqu'aux humeurs du dernier feu, et ses murailles d'habitude, carnassier aux rares îlots, écrin d'aucune connue mouvance, lie des flux, désert aux inlassables chasses, aux pendus en partage, aplanis, rôdeurs soudoyés en ton centre... Puis ne parier du coup que sur l'improbable éclairage qui en plein jour séparera cette gangue, rire quel qu'en soit le prix, se dérober impérieusement, à leur insu apprendre les contrepoints, les glissades, les cadences froides, avancer des propositions masquées, introniser d'incommensurables distances, propager des épidémies plus imprévisibles que la respiration d'un géant, se faire complice de toute fuite, rêver activement d'une liberté qui ne s'arrêterait pas, pauvrement, à celle de tout autre, séduire nerf à nerf (oui, camarades, plus de fausses pudeurs, le dandysme, seul raccourci aujourd'hui vers ce jamais-à-venir qui, pourtant, en cette saison éthylique, nous effleura...), insinuer partout le poison de ses demi-teintes, exhiber sélectivement ses bleus, s'absenter (ralenti, riverain) comme ceux, substantiellement alliés, au coude à coude dans le noir, guettant âprement la traînée de lumière, les nouveaux trois coups, avancée de pantins, sillon de notre irréalité militante, complices au regard jamais engourdi, aux détours reconnus à la survivance de tels pâles signes à ne pas divulguer en ce lieu et cette heure...

vendredi 24 décembre 2010

406 : jeudi 23 décembre 2010

L’ouverture d’une nouvelle ligne de tramway avait donné à Léon l’occasion de sortir davantage, du moins pendant quelques semaines.

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C’était, las du néant de ces fins de journées de bureaux vides, devant chacun sa chaise à roulette mal rangée au dossier encore orienté dans le sens du départ et à peine pivoté depuis par l’inertie du souffle vide de l’openspace, travailler à de la veille technologique, café et liste de tâches et, dans cette dynamique, partir tard, n’ayant pas senti la faim.


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Ne saviez-vous pas que certaines personnes choisies se voient un jour priées, le 29 février, d’accomplir les actes et travaux qu’ils auraient dû effectuer et auxquels ils s’étaient, finalement - du moins le pensaient-ils -, soustraits ? Ils se voient pour ceci accorder une journée, supplémentaire, le 30 février. Une journée au cours de laquelle ils devront réaliser toutes les tâches et les devoirs abandonnés - que ceux-ci soient encore utiles et justifiés ou non, la plupart ne l’étant plus du tout -, et qui en raison de l’énormité du travail impliqué, peut durer l’équivalent de plusieurs mois ou années. Les personnes ainsi priées de rétablir l’équilibre des exigences reparaîtront un 1er mars, lorsqu’elles auront achevé leur devoir, si toutefois elles l’achèvent. Lorsque le hasard réunit un 29 février plusieurs personnes choisies, le groupe dont elles font partie ce jour est sollicité dans son intégralité, et les individus qui le composent n’atteignent le 1er mars que lorsque tous ceux d’entre qui demeurent vivants ont achevé l’effectuation des devoirs et engagements qu’ils avaient laissés en suspens.

jeudi 23 décembre 2010

405 : mercredi 22 décembre 2010

Un détail longtemps chiffonna Léon : pourquoi diable monsieur William avait-il cru nécessaire d’emporter son parapluie par une si belle soirée d’août ?

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C’était imiter en tout point la journée de la veille, le travail en moins, dans des espaces de plus en plus désertés par les commerciaux et les productifs, mais moins qu’ils ne le seraient la semaine suivante, imaginait-on sans se représenter pour autant ces lieux entièrement déserts, comme on imaginait pas le boulevard périphérique vidé de ses véhicules.


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Il était massif, aussi massif que riche, c'est ce qu'on savait de lui en l'abordant, et donc qu'il était puissant. Forcément. Il était là, borne vers lequel tous se tournaient, le voulant ou non. On aurait dû le détester, ou le craindre, ou le maudire, ou le flatter, ou au contraire (pas forcément d'ailleurs) vouloir attirer son regard, le garder, se frayer une place à sa suite. Et, toujours, il faisait face. Il ne cherchait pas à plaire. Il regardait. Il appréciait, découvrait en chacun une petite trace de beauté, ou d'intelligence, ou de charme et, un temps, il le mettait en évidence. Il semblait parfois, souvent, venir vers vous, avec simplicité. On en venait, certains en venaient, à le juger simple, bienveillant mais malléable, peut-être légèrement creux – cela bien entendu on ne le disait pas. D'autres soulignaient que, pour saisir avec une telle perfection des personnalités diverses, y répondre, il possédait évidemment de multiples facettes, et, comme on ne pouvait le soupçonner de frivolité, d'inconséquence, un cerveau puissant, une grande capacité d'assimilation, sans doute une riche vie intérieure. On ne savait pas son âge. C'est insensiblement, lentement, que les ans l'attaquèrent, et on fut surpris, un jour, de s'apercevoir qu'il marchait plus mal, qu'il semblait avoir perdu un peu de son gigantisme, de son éclat, de celui que nous tirions de lui. À sa mort on découvrit qu'il tenait un journal, et on en attendit avec impatience, curiosité, un peu de crainte d'être déçus, de le lire. On jalousa, pour cela aussi, son héritier, et on insista pour qu'il le publie.


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La fabrique de paragraphes s’est beaucoup automatisée ces dernières années : désormais, un seul ouvrier - qui est souvent une ouvrière – suffit par ligne de production. Il est loin le temps des équipes en 3X8.


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Engagement Elle s’engage toujours sur des coups de cœur, presque sans réfléchir. Elle ne le regrette jamais. C’est son cœur qui prend la décision, qui la guide. Puis, à chaque fois, elle ressent une sorte d’exaltation assortie d’un tout petit instant de panique. Et c’est à ce moment-là qu’elle doute. Cela ne concerne pas son engagement, non ! Elle s’effraie d’elle-même, de cette propension à tenter le diable, à se projeter toujours plus loin. Elle sait aussi qu’elle ira jusqu’au bout, que ses facultés seront mises à rude épreuve, qu’elle aura des moments de colère, de détresse, qu’elle se sentira toute petite face à la multitude des problèmes. Peu importe, le cœur l’emporte sur la raison. Pour elle, c’est ça, la passion : se lancer à corps perdu dans une tâche trop lourde et la mener à bien, avec ses défauts, ses faiblesses, sa volonté, son désir d’échange et de rencontre, son besoin de faire naître le sourire, de capter les regards. Elle n’a jamais été déçue. Elle prend la mesure de ce qui l’attend une fois sa décision prise. Mais elle n’oublie pas qu’elle est sans cesse sur un fil, le vide au-dessous d’elle, la tête levée vers le ciel.

mercredi 22 décembre 2010

404 : mardi 21 décembre 2010

Rien n’aurait moins étonné Léon que l’acrimonie soit lacrymogène.

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C’était un peu avant midi, débarrassé de la tâche de la semaine, vaquer tout le restant de la journée dans les bureaux, les espaces détentes, les cafét’, demander qui allait en vacances où, qui restait, quels cadeaux, passer des appels téléphoniques perso depuis son mobile dans différents lieux plus ou moins éloignés de son openspace et, à chaque mètre plus loin parcouru, ressentir quelque chose d’une transgression, avoir une angoisse dans la poitrine et ne pas savoir son origine (nœud qui prend forme ou poids qui s’envole ?) avant de bien vite revenir au poste, car peut-être qu’un mail, qu’un message téléphonique ?


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Nous survécûmes à tous les étonnements, lambeaux, harnais... Tentation de l'enfantement, la pire de toutes. Plus de prochaine fois, nous ne sortirons plus. Nous ne nous échangerons pas contre la promesse du jour. Notre sagesse toute fraîche ne s'en ira pas de sitôt. L'arrêt autour, sans bleu ni cuivres. L'arrêt comme si vous y étiez. Rien de bien connu. Des étendues bonnes à dire.

mardi 21 décembre 2010

403 : lundi 20 décembre 2010

Chaque fois qu’il passait devant un rayonnage de librairie ou de bibliothèque, ce qui par bonheur ne lui arrivait pas si souvent, Léon se disait que ceux qui trouvaient le temps de lire tous ces livres disposaient en secret d’une formule permettant de rallonger les journées, et par conséquent avaient découvert le moyen de vivre chaque jour davantage que les autres.

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C’était vouloir être joyeux, comme un renne du père Noël, comme une guirlande des Galeries Lafayette, comme un emballage brillant et n’être qu’une boîte renfermée de rancœur envers cette indispensable mise en ligne d’avant Noël.


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Pour l'enterrement de mon beau-père, ses quatre fils se sont retrouvés, pour la première fois depuis des années. Je ne connaissais que le second, Jacques, qui représentait l'entreprise en Italie et passait donc régulièrement quelques jours à Montrobier, pendant lesquels son père grommelait un peu, s'agaçait de sa supposée frivolité, avec une gourmandise inavouée. De Guillaume je savais seulement qu'on n'en parlait pas, mais qu'il vivait en Californie et que la tante Gauthier correspondait avec lui. Et Bernard, bien entendu, était dans son couvent. J'ai entendu des voix dans le salon et je suis entrée. Ils se sont retournés et m'ont regardée. Grands, secs, petits yeux d'un bleu trop clair, longs nez droits dans des ovales plus ou moins larges, un peu raides – ne différant que par ce que cette raideur laissait deviner de possible souplesse, et bien entendu par leur chevelures, le gris classique de mon mari, le catogan beige de Guillaume, la mèche drapée sur le front de Jacques et le hérisson brun de Bernard... sa tonsure aussi bien entendu. Je me suis sentie petite et étrangère, face à leur mur, et j'ai prié silencieusement pour que les fissures ne se déclarent pas avant leur dispersion, que la paix soit maintenue sans manœuvres trop pénibles, que le pouvoir de mon mari soit reconnu, que cela lui permette d'afficher un courage serein en apprenant mon départ.


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Emma entend les bruits de la rue. Pas besoin de regarder son réveil pour savoir que huit heures sont passées. Elle se trompe rarement tant elle connaît le ronronnement qui monte jusqu'à son étage. Elle sait dire l'heure au quart prêt, grâce aux passages du train, des éboueurs, des enfants se rendant à l'école ou en revenant, le lever de rideau de l'épicerie... L'église ne sonnant plus que la messe du dimanche. Nicolas lui a lu ce passage de la correspondance de Baudelaire sur Boudin. Ses aquarelles rendent si bien la lumière de l'estuaire de la Seine sur les nuages qu'on peut deviner la saison et l'heure de la journée où celles-ci ont été peintes. Le poète se prêtait à ce jeu et vérifiait les annotations portées au dos des œuvres. Je t'amènerai à Honfleur quand tu seras guérie. Quand elle sera guérie... Elle ne compte plus les jours enfermée dans cette chambre. Cette chambre devenue bibliothèque avec cet amoncellement de 808 livres. Elle ne supporte plus la connerie télévisuelle, alors elle lit. Nicolas comme dealer de littérature puisque son amour ne suffit pas à battre cette saloperie qui la retient prisonnière. Parmi ses lectures, elle apprécie particulièrement cet écrivain dijonnais parce qu'il la fait rire, et qu'il n'a pas la naïveté de croire en ce monde. Elle se lève, elle le peut encore, et s'approche de la fenêtre. Nicolas ne devrait plus tarder. Il passe voir sa sœur tous les matins avant d'aller au travail. Il lui a dit qu'il aurait une surprise pour elle aujourd'hui. Elle écarte les rideaux et observe la rue.

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On suppose que la quintessence volatilisatrice a été inventée - au cours du premier quart du XVIe siècle - quelque part dans le désert syrien par Sadra Shahrazurî ou quelque part dans le Sahara numide par Taharqa El-Hassa, ou peut-être encore pendant la dernière décennie du XVIIe siècle, en quelque parage méridional du désert de Gobi, par Zhang Shunzhi. Il est également possible que ce soit en fait aux alentours des années 1880 que la quintessence volatlisatrice ait été inventée, quelque part dans le Painted Desert de l’Arizona, par Graham Lloyd, qui un matin de septembre quitta fier et téméraire la bibliothèque de la Société pour le Progrès de la Science de Tucson en déclarant qu’il partait aux contrées sauvages et arides pour enfin la découvrir, sans qu’on ne le revit plus. En fait, nous ne savons pas du tout si la quintessence volatilisatrice fut un jour inventée, puisqu’on prétend que sa fabrication n’est possible qu’en des lieux d’où toute présence humaine a été retirée, hormis bien-sûr celle de la personne qui, totalement et nécessairement seule, avec une science immense et des substances rares, l’élabore. Les dialectes des hommes qui partirent au désert pour l’inventer différaient, mais leurs paroles à l’instant du départ furent étrangement similaires, nous rapporte-t-on. Tous dirent alors : “Je pars au désert pour inventer la quintessence volatilisatrice, je ne reviendrai que lorsque je l’aurai créée et quand je serai de retour, vous tous qui me prenez pour un fou verrez bien que j’ai disparu.” Effectivement, on ne les revit jamais.


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Ce que nous pouvions redouter est arrivé : vendredi soir, alors que nous y retournions, malgré notre crainte d'y voir avérées nos prédictions, et après que nous eûmes plusieurs semaines durant repoussé cette perspective justement à cause de cette crainte, vendredi soir, il n'y en avait plus un seul. Si nous avons fini par y aller à nouveau, c'est sans doute que la curiosité, le besoin de savoir – savoir si nos hypothèses, celles-là même qui nous avaient paru si extravagantes au début, continueraient de se vérifier –, étaient plus forts que l'angoisse inévitablement provoquée par le questionnement sur l'origine du phénomène, angoisse qui avait ses limites, car enfin, il fallait accorder à la situation le bénéfice du doute : les causes n’en étaient nécessairement tragiques, mais seulement possiblement.

lundi 20 décembre 2010

402 : dimanche 19 décembre 2010

Léon n’était pas ce tueur à gages qui avait pris sous son aile une petite fille de douze ans prénommée Mathilda.

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Elle s’interroge sur le temps qui n’est pas forcément durée. Hier, lorsqu’elle a lu les textes produits, le temps s’est arrêté. Elle est restée sous le charme. Quel plaisir lorsque le temps s’efface ainsi pour céder la place au ravissement ! Elle a lu, relu, plusieurs fois, émue, touchée à la fois par la force de chaque écrit et la sensibilité qui s’en dégage. Elle se dit que ce travail d’écriture est un lien fragile mais indispensable à ceux qui apprivoisent le temps pour délivrer et transmettre ce qu’ils ont de plus précieux.

dimanche 19 décembre 2010

401 : samedi 18 décembre 2010

Sans le savoir, Léon se définissait à merveille lorsqu’il affirmait ne pas être celui que l’on croyait.

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Des années à dormir ensemble chaque nuit comme frère et soeur dans des lits jumeaux, au point qu’ils avaient fini par se ressembler étonnamment et qu’on leur demandait souvent s’ils étaient jumeaux, vrais ou faux. Ce à quoi ils répondaient que non, ni vrais ni faux, et encore moins du même lit.

samedi 18 décembre 2010

400 : vendredi 17 décembre 2010

Rien, dans le comportement de Léon, ne permettait d'affirmer qu'un jour il eût mangé du lion.


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Elle était là et elle était belle. C'était évident, présent, on n'en parlait pas. C'était une part de la trame sur laquelle nous brodions nos vies, nos discussions, nos remises en cause de tout et de rien. Elle parlait rarement, et jamais de choses matérielles, de projets, de ce qui organisait notre cadre matériel, et davantage, notre chemin. Cela elle l'assurait, le faisait en silence, avant que nous y ayons pensé, nous laissant juste la possibilité de variantes, d'inflexions, ce qu'il fallait pour que nous nous sentions libres. Et quand nous écoutions ce qu'elle avait laissé tomber dans un silence, quand nous y prêtions attention, en un choc rapide, fugace, nous nous émerveillions, et puis le fil continuait, nous passions à autre chose, ses mots restant comme un dessin sous-jacent. Nous aurions dû l'en détester. C'était impossible.


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Tout se perdit selon la manière, par inertie, offrande expiatoire pour qui sut t'amadouer, puis te faire revenir, mais qu'à loisir humilièrent les bardes de l'illusion : celui qui un jour s'en affranchit, mais ne put s'en aller, l'autre qui le pouvait, mais ne le sut, le troisième qui encore fabule sur ces débris, ces pépiements, ces offrandes, force de la règle enfin muée en sa défaite...


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C’était le déjeuner de Noël avec ceux qui n’avaient pas pris congé, autant dire presque tout le monde, une sortie dans un restaurant dispendieux, une heure prise en plus du temps de déjeuner habituel, du vin ou un apéritif, la sensation d’un bonheur à prendre ces menues libertés, que nous appelions ainsi, en tous cas, en nous, comme un vin de plus à déguster.


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Il y a la petite pilule qui mange ma colère. Elle est magique. Elle ne modifie pas ma perception du monde, elle ne me donne ni faim ni soif ni sommeil. Enfin, pas plus qu’avant. J’ai toujours faim, souvent sommeil. Je suis même capable de m’endormir alors que j’ai des invités ou que je suis moi-même à table chez des amis. Mais je ne peux pas imaginer que je m’endormirais si l’on m’annonçait un jour que mon enfant était gravement malade, je ne peux pas imaginer qu’à ce moment précis je n’aurais pas la force de lutter. Je prendrais cette petite pilule miracle. Je la laisse fondre sous la langue pour qu’elle agisse plus rapidement quand je sens battre mon cœur trop vite, quand ça me brûle à l’intérieur du crâne, quand je sens un vertige me tirer par le col. Mais surtout, elle neutralise cette colère qui me ronge depuis tant et tant d’années et qui d’un seul coup est prête à exploser à la moindre parole maladroite, à la plus petite ambiguïté de langage. Les mots glissent sur moi sans me heurter, délivrant leurs messages sans arrière-pensée nauséabonde. Je ne peux plus me fâcher. Il y a aussi la petite pilule qui retient la vie hors de moi, qui empêche le développement d’un alien dans mon propre corps, un être qui m’échapperait totalement et qui pourtant se nourrirait de moi. Quelqu’un avec qui peut-être je ne réussirais jamais à communiquer. Quelqu’un qui s’endormirait quand j’essaierais de lui parler. Cette petite pilule aussi est magique. Un jour viendra je le sais où je cesserai de consommer l’une et l’autre. Je ne sais pas ce que deviendront ni la colère ni l’alien. Je prie ce Dieu en lequel je ne crois pas pour que la première se change en rose rouge et le second en chou vert. Aurai-je ma chance ?


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Partition Se dire malgré tous ses efforts que l’on perd son temps, que tous les arguments proposés ne sont pas même entendus, que chacun est perdu en soi, qu’il ne sert à rien de se battre, que tout est fichu. – Elle s’est assise à terre. Il a ouvert la fenêtre. Il s’est penché, a inspiré lentement, s’est tourné vers elle, un drôle de sourire aux lèvres. Elle a fermé les yeux. – S’absenter, se laisser aller à ses rêves, croire en un besoin farouche de courir, courir, courir encore jusqu’à n’en plus pouvoir. – Il arpente la pièce de long en large, sans un mot. Elle, couchée sur le carrelage, caressant le sol d’une main, entonne une chanson. – Se demander soudain pourquoi le temps s’étire, que faire pour recomposer sa vie, comment ne pas se faire de mal – Il fume, se parle à lui-même. Elle va mieux, se redresse, se lève, se colle à son dos. Il frémit. Il respire plus vite. – Éviter la démesure. S’écouter. Prendre une fois le temps de se dire les choses. Regarder l’autre comme une carte, suivre du doigt ses mille chemins, s’arrêter pour contempler ses secrets. – Il la prend dans ses bras, l’étreint, cherche ses lèvres. Elle relève la tête, plonge son regard dans le sien. Il ne fuit pas. Elle est bien. Ils restent là, face à face, sans rien dire, longtemps – S’attendre. Se déchiffrer. Se reconnaître. Oser. – Elle fait courir ses doigts sur son visage. Il tremble. Il la serre fort. Elle sent sa chaleur. Elle lui dit quelques mots. Il est heureux. Elle s’éloigne doucement, elle danse…

vendredi 17 décembre 2010

399 : jeudi 16 décembre 2010

Il avait suffi que sa femme lui dise à quel point il avait changé pour que Léon ne soit plus le même.

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C’était aller à son évaluation annuelle des objectifs individuels, cahier, stylo, et parler, et écouter, et évaluer, pour soi, ce que, en pourcentage des objectifs, nous avions prétendument atteint et voir ce qui, en face, était évalué et être étonné des surévaluations, des sous évaluations, n’être d’accord ni dans un cas ni dans l’autre mais ne rien dire, dans aucun des deux cas, rien, simplement traduire, pour soi, silencieusement, en euros, la signification de ce demi-échange et se tenir à ça avant d’établir, dans le même jeu, les objectifs à venir, comprenant mieux l’inatteignable et ce qui était laissé à notre porté, dans un jeu de non-dits, d’apparences.


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Deux ou trois parmi nous la connaissaient, par un sœur, une cousine peut-être, qui avait dû pratiquer une activité sportive avec elle ou plus généralement être ou avoir été d’une façon ou d’une autre une de ses copines. Sans que je puisse vraiment comprendre pourquoi, les quelques uns qui la connaissaient firent d’elle un sujet de moquerie à distance, un motif récurrent pendant la journée, qui fut progressivement relayé par ceux qui ne découvraient son existence qu’aujourd’hui, grâce notamment à l’efficacité sonore du sobriquet qui lui avait été attribué, et à la licence argotique qu’engageait sa prononciation : “la tronche”. Les raisons de cette dénomination ne furent pas données, mais le surnom fut spontanément adopté, repris, répété. Je pensai que c’était en raison de son visage un peu allongé, qui n’avait pourtant rien de particulièrement anormal, rien qui puisse justifier un tel surnom, ni dans celui-ci la présence de l’article défini. À mon tour, je me mis à régulièrement faire allusion à elle, prononçant avec la même élocution brusque et comme crachée son surnom de circonstance, mais plutôt pour interroger ceux qui la connaissaient au sujet de sa vie, et plutôt hors des propos de moquerie. On finit par me demander, avec sarcasmes, si elle me plaisait, ou quoi, “la tronche”. Les moqueries s’apprêtaient à changer de cible, depuis “la tronche” jusqu’à celui qui s’y intéressait, je me moquai donc d’elle à la manière des autres pour la première fois, pour donner le change et nier ce dont on me soupçonnait, et me menaçait finalement, puis n’abordai plus le sujet. Elle me plaisait bien, c’est vrai, “la tronche”.


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Le sentiment d’avoir été trahie dès sa naissance l’étouffe. Elle ne croit pas au hasard. Elle a assemblé toutes les pièces du puzzle. Elle est passée par tous les états : la peur, le doute, la honte, la colère, le désespoir, le dégoût, l’incrédulité… Elle se sent tellement mal parfois. Tout ce qu’elle a dans sa tête fait bloc. C’est lourd, si lourd qu’elle rêve qu’une masse s’abat sur elle et fait tout voler en éclats. Elle a tenté de faire peau neuve, elle s’est prise au jeu, elle s’est oubliée, perdue, écroulée, ramassée, détruite, reconstruite. Elle ne sait plus ce qu’elle doit faire. Parce qu’elle sent toujours l’air lui manquer. Comme si quelqu’un plaquait une main sur sa bouche. Comme si on effaçait son ombre. Elle doit choisir. Déchirer la toile d’araignée pour tisser elle-même son histoire, pas celle qu’on lui a racontée, ni celle qu’on a voulu lui faire croire. Elle doit cesser de suffoquer. Elle pense à toutes ces femmes qu’on a fait taire. A toutes celles qui se battent, qui trouvent le courage de résister, de hurler leur rage, de décrire leurs sévices, de prononcer des mots qui secouent. Elle veut leur dire qu’elles ont raison de se regrouper, elles ont ainsi plus de force. Il faut beaucoup de courage et de détermination face à la lâcheté. Elle est femme, elle restera femme jusqu’au bout, elle ne pliera plus, elle ne se taira plus. Elle n’a pas de haine. Elle a toujours essayé de comprendre. Elle veut simplement témoigner et être entendue. Écrire son histoire. Sans faire de drame. Pour rétablir la vérité. Pour se sentir plus légère. Elle a souvent rêvé d’une farandole de femmes voyageant à travers le monde. Une farandole dont elle ferait partie, réunissant des milliers d’histoires de vie.


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5 minutes d’attente dans le vent froid sur le bord du quai. Un bon coup d’épaule pour sa faire une place dans le wagon. Puis tourné vers l’extérieur, le nez collé à la vitre, 10 minutes à regarder défilé les pavillons de banlieues, le périphérique, les immeubles, la verrière de la gare, enfin les quais. Ruée vers la sortie et le métro, en files compactes, talons dans les talons. Et à rebours le soir venu.

jeudi 16 décembre 2010

398 : mercredi 15 décembre 2010

Comment évoquer la sexualité de Léon sans trahir le secret médical et celui de l’instruction ?

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C’était l’impression d’avoir oublié quelque chose d’important, réunion, rendez-vous téléphonique, mail à envoyer impérativement et, tout le jour, chercher, par intermittence, un post-it rappelant la chose, un mail évoquant l’importance, l’urgence, et ne rien trouver, et ne se rappeler rien.


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La fabrique de paragraphes fonctionne à flux tendu : jamais sûre de la production du lendemain.

mercredi 15 décembre 2010

397 : mardi 14 décembre 2010

Écrasé par l’ennui et très peu intéressé par l’Histoire, Léon rêvait davantage d’une machine à tuer le temps que d’une qui lui permettrait de le remonter.

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Il t'arrive de ne plus voir ce qui t'entoure, les êtres, les murs, les meubles, quand tu vas quelque part tu te demandes après coup à quoi ressemblait ce lieu, quelles en furent les couleurs, comme si tu étais aveugle, mais cela ne concerne jamais les visages, les mains, les ombres...


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C’était cliquer sur le bouton « OK » de la popup de l’agenda qui rappelait l’entretien annuel du bilan d’objectifs et se préparer, cahier, stylo, à se lever, un regard vers son chef qui, derrière son écran, contre son téléphone, murmurait, dans une direction incertaine, lointaine, qui pouvait aussi bien être le bureau de verre derrière nous ou, plus loin encore, le brouillard de la ville : « c’est chaud là, on reporte à demain ? » ; et se rasseoir, répondre « ok… » en comprenant l’importance, au bout du fil, d’une chose qui, plus que nous, méritait ne pas être reportée à demain.


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Il était petit et raffiné, si raffiné que c'en était charme, que ça semblait être l'idéal auquel tendre, que sa préciosité, ses audaces retenues mais si délicieusement surprenantes, que lui seul pouvait concevoir et assumer en devenaient classiques. Il tranchait, mais avec délicatesse, dans la foule grise, sans heurt, comme un ornement qui savait se faire discret. Et, en le regardant, on sentait se déplacer les limites de ce goût que l'on vous avait appris à considérer comme bon, on aspirait à les franchir à sa suite, sans oser s'écarter du chemin qu'il avait tracé. Il le tolérait sans ironie, ou bien dissimulée, avec indifférence peut-être, avec indifférence sans doute parce qu'il fallait en convenir, au delà de la barrière élégante de sa courtoisie, nul n'avait jamais pu retenir son attention. Il glissait, changeait légèrement, surprenait sans ostentation, n'avait jamais eu aucun ami, ou amour, et semblait en tirer sérénité.

mardi 14 décembre 2010

396 : lundi 13 décembre 2010

Si Sherlock Holmes et le commissaire Maigret fumaient la pipe, Léon préférait rouler ses cigarettes, ce qui ne choquera personne, notre héros – car c’en est un – n’ayant jamais eu à résoudre la moindre énigme, si ce n’est celle de ses origines.

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On raconte qu’ils embarquèrent en début d’après-midi, chaque homme chargé de matériel, ahanant dans le sable fin, tumulte de sons et d’ordres gueulés, conscients de leur présence à elles bien que feignant l’indifférence, montant enfin dans les barques pour rejoindre le navire mouillant au loin. On raconte qu’elles les regardèrent s’éloigner sans bruit, malheureuses mais fières. On raconte que le navire partit enfin pour l’horizon, et qu’elles le regardèrent l’atteindre peu à peu, et d’un tacite accord attendirent la nuit qui les leur ravirait enfin. On raconte – et certaines jurèrent par la suite avoir vu une masse immense surgir de l‘horizon – qu’elles eurent une ultime vision de ce point rougi par le soleil flamboyant, disparaissant, et que la nuit tomba brutalement. Qu’alors elles entendirent, apportés par les vagues qui les déposaient là, à leurs pieds, des bruits de déchirure, de dislocation, et des hurlements qui les pétrifièrent. Et chacune sentant l’autre sans pour autant la distinguer, toujours fière, toujours immobile, à sa propre souffrance. On raconte que certaines gémirent ou hurlèrent, reconnaissant dans un cri la voix d’un père, d’un frère, d’un mari. Que cela fut jusqu’à l’aube naissante, les cris du large s’éteignant peu à peu. On raconte qu’alors le soleil se leva derrière elles, projetant leurs ombres sans fin sur la plage et la mer : qu’elles virent dans le sable les pas de leurs hommes, que la lumière rasante emplissait d’ombre. Que sans se parler elles se retournèrent, dos à la mort, s’éloignèrent et disparurent derrière la dune, suivies de leurs ombres processionnaires qui bientôt disparurent elles-aussi.


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C’était préparer son bilan individuel annuel de performances. Reprendre les heures notées dans l’outil interne de gestion du temps, depuis un an. Voyage, introspection, se remémorer les dossiers, les embûches, les facilités, regarder par la fenêtre, les arbres, les voir tels qu’ils étaient au printemps.


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Djibril porte un habit vert. Pas celui d'un Académicien avec épée mais celui d'un agent de nettoyage avec balai. Le casque sur les oreilles, il écoute les infos en travaillant, en changeant les sacs de poubelles, en poussant son chariot, en ramassant des boîtes de Coca dans le caniveau. La situation politique de son pays serait tendue. On annonce des dizaines de tués, on parle de couvre-feu ; comment cela va-t-il finir ? Il pense à sa mère, à ses sœurs. Depuis combien de jours ne les a-t-il pas vues ? Il le sait, chaque jour sans elles comme une nouvelle blessure, alors il compte : 808 exactement. Les débuts ont été durs, travail au noir, squats, vols aussi, foyers, restos du cœur, des changements d'identité au profit de celle de « cousins » louant leurs papiers : le chapelet des réjouissances pour un clandestin. Me dicen el clandestino por no llevar papel chante le richissime Manu Chao. Mais c'est fini tout ça, fini. En règle maintenant, les Français ne sont pas tous racistes, il pourra bientôt retourner au pays, pour les vacances : il a un peu d'argent, il a enfin les papiers. S'il pouvait les convaincre de venir en France avec lui. Passer du tiers-monde aux limites du quart-monde. La misère serait moins pénible au soleil chantait l'autre. Mon cul, oui !

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Échecs réalisables (1) De retentissants et forts humiliants échecs sont à la portée de tous. Nombreux sont celles et ceux qui parmi nous eurent déjà, à de plus ou moins nombreuses occasions, le loisir de voir précisément se coordonner quelques circonstances défavorables et leurs propres défaillances, de telle sorte que soit advenu un épisode navrant les couvrant durablement de sale honte gluante et de déshonneur tenace. D’autres, trop nombreux bien que fort peu, demeurent en dépit des plus élémentaires règles de probabilité non éprouvés dans le domaine. Pour ces derniers, une première bonne nouvelle : s’il est un domaine dans lequel l’expérience ne se paie de blasement qu’en une très faible mesure, c’est bien dans le fait de se ridiculiser - leur réticence naturelle à cet usage, probablement causée par l’inquiétude de voir gâtée là une des dernières innocences qu’ils conservaient encore, n’a tout simplement pas lieu d’être, ils pourront très régulièrement pratiquer honte, ignominie et dégradation publiques sans jamais perdre la fraîcheur de la première fois ni le vif sentiment d’être une méprisable merde qui fait tout le sel de l’exercice. Pourtant, débutant comme confirmé, on peut se perfectionner, et aider les circonstances de façon à améliorer ses performances en la matière, de manière à devenir un véritable as du ridicule sans le moins du monde perdre candeur, méprisabilité et pitoyabilité. Là est la seconde bonne nouvelle pour les débutants, et la première mais ô combien extraordinaire bonne nouvelle pour les aguerris : en suivant à partir d’aujourd’hui notre programme, vous vous ridiculisez plus souvent, plus grossièrement, plus cruellement, sans jamais vous accoutumer ni perdre les sentiments de honte et de ridicule sur lesquels reposent fondamentalement toute la pratique. Il s’agît là, bel et bien, du seul art au monde dans lequel l’amélioration des compétences vient mieux consacrer l’incompétence. Ce n’est pas rien. C’est énorme.


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On a sonné à sa porte. Sa tasse de thé à la main, elle se précipite. Devant les yeux éberlués du facteur, elle se demande si elle a oublié quelque chose : se coiffer, oui, c’est ça, elle doit avoir les cheveux en pétard ! Elle passe rapidement sa main libre dans ses cheveux. Bon sang, qu’est-ce qu’il a à me regarder ainsi ? Alors, ces calendriers ? Va-t-il me les montrer ? Ah ! Voilà ! Des bateaux, des animaux sauvages, des voitures de course, des paysages, des chats ! « Je prends les chats. » Elle attrape le calendrier et le pose sur la bibliothèque. « Attendez, je pose mon thé. Je vais voir ce que j’ai. » Il ne bouge pas, absolument pas, il a toujours le même air. Bon. Il faut qu’il parte. Vite ! Zut ! 5 euros ! C’est un peu juste ! « Écoutez, je n’ai plus de liquide. Je m’excuse, je vous donne ce que j’ai… » Il prend le billet, le range dans sa pochette, tend sa main et lui caresse le bras. « Eh bien, merci beaucoup ! » Elle se dégage, recule contre le mur. « Passez de très bonnes fêtes ! » Mais qu’a-t-il donc, cet abruti, à me fixer de cette façon ? « Allez, au revoir et bonne journée ! » Elle le dirige gentiment vers le palier. « Je reviens demain. » Comment ? Que dit-il ? « Pardon ? » Il recule lentement, l’air toujours aussi stupéfait, lui fait un grand sourire. « Je reviens demain. Bonne journée ! » Elle claque la porte. Son thé est froid.

lundi 13 décembre 2010

395 : dimanche 12 décembre 2010

C’est en écoutant la radio que Léon apprit la mort de monsieur William.

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Dans ce rêve je devais donner le lendemain un grand récital de piano très attendu de la critique, sauf que je n'étais pas pianiste. C'était douloureux comme la fois où l'on comptait sur moi pour me faire exécuter un numéro de claquettes des plus virtuoses, sans que je sois non plus une tap dancer. Je m'aperçois que dans mes rêves on me prend souvent pour une autre et que je m'épuise, sans être jamais entendue jusqu'à mon réveil en sueur, à corriger toutes ces erreurs sur ma personne.


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C’est très bien qu’elle vive seule. Personne ne pourrait supporter longtemps ses accès de mauvaise humeur. Elle tourne en rond comme un lion en cage, elle parle du bout des lèvres, elle ne sait presque plus faire de phrases. Elle est capable d’écouter mais son jugement est tout à coup sec, coupant, elle sait qu’elle doit faire attention, il se pourrait qu’elle devienne blessante. En fait, dans ces moments-là, tout l’insupporte, elle se dit « à quoi bon ? », elle se traite de tous les noms et ça ne la soulage même pas. C’est absolument terrible cette envie qu’elle a de tout balancer dans le vide, elle y compris. Ça lui fait le même effet que le son grinçant d’un violon de débutant. Elle se voit en chat, le poil tout hérissé, détalant à toute allure. Si seulement elle pouvait se transporter tout en haut d’une montagne ! Là, au moins, elle pourrait hurler à sa guise. Elle a soudain envie de prendre ce corps et de le casser en petits morceaux, méthodiquement, comme du petit bois. Certains mots l’horripilent, certains sons aussi. Elle se pense nulle, moche, infernale, complètement ratée. Tout lui semble décor factice, affreusement laid. Elle a mal au cœur, elle enrage, elle se cogne à sa colère qui la laisse finalement épuisée et totalement désemparée.