vendredi 4 mars 2011

476 : jeudi 3 février 2011

« Salaud de Léon ! », s’exclama Charles tandis que son poing rageur s’abattait sur la table en faisant trembler la bouteille de calva.


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C’était la revoir, dans le train du matin, comme d’habitude mais, pour la première fois, croiser son regard, pendant deux secondes interminables, un temps infime mais consistant prouvant qu’un échange avait eu lieu, les yeux en contact, ressentir une bouffée dans la poitrine, se sentir rougir, détourner le regard, voir, par ce contact bien réel, l’impossibilité d’aller plus loin que ce brûlant là et, en descendant du train, marcher vite dans le glacé blanc du matin pour rejoindre vite le bureau, travailler, travailler, oublier ce que le corps pouvait dire et préférer la brutalité banale de ce quotidien, oublier ce qu’elle taisait.


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La dernière maison de la petite rue, à ma gauche, dominée par les cinq étages de pierres aux ornements boursouflés du retour de l'immeuble de la banque, tranchait sur les façades patinées de ses voisines par son air soigné, un rien précieux, qui allait bien à son propriétaire, le délicieux Monsieur X le libraire d'ancien, marchand d'estampes et dessins, décorateur (j'oubliais toujours son nom – je l'aimais bien, mais n'avais pas les moyens d'être cliente, et me contentais de petites bouffées de désir, parfois, devant certaines estampes, certaines reliures exposées dans la fenêtre transformée en vitrine à côté de la porte, et de quelques sourires échangés pas tout à fait dans le vague quand je côtoyais son groupe au foyer du théâtre ou dans des expositions). Il y avait surtout cette porte, insérée dans un mur aux pierres fraîchement ravalées, sans brutalité, qui avec son panneautage raffiné, le cuivre au brillant mat de la poignée, la teinte indéfinissable, comme un céladon un rien trop vert, me faisait toujours, de façon totalement infondée et absurde, penser à un loft londonien ou à une petite maison au coin d'une rue d'Utrecht. Il y avait surtout, un rien comique mais l'assumant avec esprit, ces deux ailes, ou flammes, ou feuilles longues, des renforts peints en noir, au bas des piédroits.


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Wanda jette son réveil Hello Kitty en l'accompagnant d'un ta gueule connard. Le pauvre a l'habitude. Elle se lève, elle a quinze minutes pour se préparer, petit déjeuner compris, avant d'aller en cours. Ce sera donc sans petit déjeuner, comme chaque matin. Teresa, sa mère, s'obstine à lui laisser un croissant sur la table de la cuisine. Mais les rares fois où Wanda le prend, c'est pour le donner à Paolo le SDF du quartier. Sa mère a cessé de la forcer à manger : elle sait que sa fille se ferait vomir. Wanda, 17 ans, apprentie chanteuse (12 castings Star Ac’, Nouvelle Star, and co), anorexique confirmée (808 calories quotidiennes maximum), carrément dévergondée (14 partenaires déjà). Elle a flashé sur le guitariste presque trentenaire du métro qui l'ignore royalement, lui préférant cette « sale Auvergnate », une fille banale. Alors qu'elle, Wanda, elle a de la personnalité. Elle veut bien chanter en duo, sûr qu'avec lui elle ne se ferait pas bouler aux castings, qu'en plus du septième ciel, il l'enverrait sur les plateaux. Et dans le privé, elle veut bien lui chanter des cochoncetés, lui susurrer Banana Split dans l'oreille avant de joindre le geste à la parole qui du coup serait moins intelligible, ce genre de trucs, quoi. Bon, c'est l'heure, voyons si la pétasse tourne toujours autour de son futur mec.


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La maison est trop bruyante. Ses trois étages résonnent de cavalcades joyeuses, dans les escaliers, les couloirs, de cris et de chants. Quinze cousins sous un même toit crée du chahut, des chaussettes sous les lits, des pulls dans toutes les pièces, des plâtrées de pâtes servies dans de grosses gamelles de cantine. Tout à coup un jeu de cache-cache s'improvise. Des petits bruits de pas furtifs s'enchaînent, "le collé" compte puis part en quête. Il va silencieusement regarder derrière les rideaux, dans les cagibis, sous les fauteuils. Chaque découverte provoque un éclat de rire étouffé, le groupe des "collés" s'agrandit. A la fin du jeu, le total n'y est pas : il manque Jacques. Les bruits reprennent, son nom est scandé comme un chant victorieux mais il reste introuvable. Il a gagné le jeu mais est absent pour savourer sa victoire... Jacques est sur le toit. Il s'est glissé dans le grenier, à ouvert la lucarne donnant sur le ciel et s'est hissé sur les tuiles. Allongé au soleil, il ferme les yeux au vent et savoure le quasi-silence qui l'entoure.