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Tous les hommes que j'ai connus sont partis. J'erre dans ce monde nouveau aussi froide qu'un soleil d'hiver. Rien n'arrive plus à me réchauffer, ni ces plaids de fortune ramassés au coin des rues ni le poêle qui gît au centre de ma chambre. Un carré vide, sombre et froid, le reflet de l'espace de ma mémoire. A gauche une table en formica blanc et une chaise bleue érodée, bleue comme mes cheveux, érodée comme mes traits, dessus des fringues éparpillées et un journal merdique de l'armée. Je m'occupe en remplissant les cases de mots-croisés. Futiles, faciles. Pas un seul tableau n'orne ces murs gris, pas un seul poster, le néant du crépi et ça crépite du vide sous mon crâne. En face de l'entrée à droite, sous l'unique fenêtre grillagée, un matelas double posé à même le sol habillé de linge dépareillé et usé, contre à terre, une lampe de chevet à l'abat-jour grisâtre et un ordinateur portable bon marché : mes deux seuls réconforts dans cette piaule merdique. Douceur de la lumière tamisée pour l'un face au terrible néon blanc qui clignote au-dessus du miroir du lavabo, les espoirs qu'il transporte pour l'autre. Espoirs de trouver enfin les réponses. Je ne perds pas pied non, je m'obstine jour après jour à tenter de reconstituer les pans de ma mémoire, je ne veux pas croire que ce monde tel que je le vois aujourd'hui a toujours été ainsi. Mais pour l'instant, voilà tout ce que j'ai réussi à reconstruire : ce grand carré vide. Deux cents cinquante six jours maintenant que je tiens méticuleusement à jour ce journal et je ne sais toujours pas à quoi il peut servir : je n'y vois nulle avancée, nul changement, nulle lueur, si ce n'est me permettre d'évaluer le temps qui passe dans la monotonie de ce monde que je ne connais pas – que j'ai jamais connu ? – et dont il semble pourtant n'y avoir rien de nouveau à se repaître dès le premier jour vécu. Deux cents cinq six. Seize par seize. Un carré putain, l'immense carré vide de ma mémoire. Fermer les yeux, ne plus penser ? Panser ces bleus à l'âme, ces bleus au corps et oublier ce même itinéraire, ce même ferry, ces mêmes ruelles chaque jour, ces mêmes immeubles. Tous les jours encore les mêmes plaintes, les mêmes espoirs trahis, les mêmes gens que je ne reconnais pas mais que j'apprends à re-connaître comme un long poème oublié. Les ai-je un jour déjà connus ? De ce monde je hais l'absence de mémoire. De ce monde, je hais le froid, ce gris, ces vides en chacune des ruelles et en chacun des hommes. L'armée partout, le rationnement, le vide, le grand vide. Le monde a-t-il toujours été comme cela ? Je rêve en cette lucarne posée près de mon lit qu'un jour elle puisse éclairer ces propos presque hérétiques. Me taire et écrire ces mots, jour après jour, dans l'espoir une fois seulement d'y trouver signe, de pouvoir imprimer une seule trace du passé et pouvoir penser enfin à demain.
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C’était, à propos de certaines absences, se demander : en grève ou bloquer chez eux, sans essence ou sans train, dans l’attente d’une issue ? À midi, devoir supporter l’ignoble discours, fermé, menaçant, culpabilisant, du commercial, qui brandissait l’Union Soviétique comme ultime argument ; ne prendre ni dessert ni café, « j’ai un truc à terminer. »
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La protection de la beauté par la laideur (19) Alors que les recherches, les études et les prospectives se poursuivaient, deux décisions furent prises pour la zone. La première se voulait provisoire et entendait geler l’état du quartier, pour permettre le plus grand nombre de possibilités ultérieures, lorsque l’une ou plusieurs d’entre elles seraient rendues opérationnelles et appliquées. Il s’est tout simplement agi d’empêcher aux personnes toute entrée et toute sortie de la zone, dont le périmètre devint intégralement et en permanence gardé par l’armée. Seuls les militaires étaient autorisés à y entrer et à en sortir, c’est eux qui procédaient au ravitaillement des personnes restées dans le quartier, en vivres et en produits. Le contingent était composé de troupes issues des corps d’armées de tous les états participant financièrement aux recherches scientifiques relatives à la zone.
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Ils étaient arrivés un matin au bureau, cinquantenaires, moyennement larges, neutres. Ils avaient demandé à me voir, « à propos de Madame Benoit » et j'avais hésité un peu sur le nom. Une de ces locataires sans histoire, une ligne sur des stencils, une silhouette croisée un jour en faisant visiter un appartement, souvenir vague d'une grandeur décharnée, impression d'un sourire fugitif. Ils venaient déposer les clés, notre tante est morte, vous ne saviez pas ? (et j'ai pensé que la concierge aurait, en effet, pu me prévenir) nous avons pu venir pour deux jours, nous ne pouvons rester, les affaires vous comprenez, elle avait beaucoup de choses, mais nous n'en avons pas l'utilité, nous comprenons que ce n'est pas facile mais nous n'avons pas le temps de nous en occuper. Et comme je leur répondais qu'ils devraient se mettre en rapport avec un commissaire priseur, non, il n'y a rien de valeur, des objets, juste,quelques uns, des souvenirs, que nous avons pris, et elle d'une voix haute, une voix de chanteuse des années 40, je pensais que vous pourriez prendre rendez-vous avec Emmaüs. Après discussion j'avais accepté de m'en charger, pas Emmaüs bien sûr, ils ne se seraient pas dérangés d'après le mari, rien d'intéressant, mais une entreprise de débarras, et oui le dépôt de garantie, et si cela ne suffisait pas il me donnait leur adresse. Et je me retrouvais là, attendant le bonhomme qui devait établir un devis, la gardienne partie, un peu vexée peut-être que je n'ai pas besoin d'elle, que je ne veuille pas lui faire perdre son temps. Et je n'osais bouger. L'horreur de pénétrer par effraction dans cette vie, ce qu'il en restait, l'obligation de regarder cependant, d'évaluer, la gêne. L'envie d'aimer cette femme dont je ne savais rien, dont je sentais la présence, l'envie d'être en colère.
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C'était de toutes parts qu'arrivaient maintenant les pèlerins. Sur leurs T-shirts, sur leurs sacs à dos, sur leurs planches ou leurs casquettes, tous ils arboraient ce smiley bizarre qui s'était imposé comme leur emblême dès le début du mouvement. Le voir reproduit sur des écharpes de portage ou sur les cerfs-volants des enfants pouvait inquiéter ou agacer un œil extérieur, mais il aurait été injuste d'évaluer l'hypothétique danger causé par ces gens comme supérieur à celui lié à n'importe quel regroupement de personnes aussi nombreux – extrêmement nombreux. Chacun de ces pèlerins se faisait sa propre idée de ce qu'avait pu être le continent retiré; certains ne croyaient pas qu'il eût réellement existé, mais pour tous il représentait une voie à suivre, bien que parfois indiscernable.