lundi 4 octobre 2010

326 : dimanche 3 octobre 2010

Chaque rentrée littéraire voit sortir de l’ombre quelques auteurs jusqu’alors inconnus du grand public, parfois même débutants. Pour cette année 2010, beaucoup s’accordent à penser que La Tour du soir, de Clémence Moulinier, est en mesure de créer l’événement. Ce premier roman commence par nous guider dans les couloirs gris et désespérés d’une maison de retraite, pour bientôt nous plonger dans les marchés aux enivrantes odeurs d’agrumes et d’épices de la ville d’Oran. Entre magie de la mémoire et douleur de l’exil, Sabine écoute celle qu’elle croit être sa grand-mère lui chanter la terre ocre et à jamais perdue, cette terre brûlée de soleil et tellement tragique, terre des lyrismes sombres où les morts ne sont jamais tout à fait silencieux. La jeune romancière réussit là un véritable tour de force. Elle se montre en effet capable d’entraîner son lecteur jusque dans les replis les plus intimes de la conscience chancelante de la vieille femme, et ce en alternant des passages empreints de la poésie la plus débridée et des évocations pleines de retenue et de non-dits. La mémoire a creusé son sillon jusqu’au plus profond de nos chairs. Elle nous strie de son perpétuel labour, mais nous demeurons debout, encore plus vives de nos plaies renouvelées. Sabine découvre au fil de ses visites le terrible destin de cette femme ballotée au gré des cahots de l’Histoire. L’ombre de la décolonisation revient sans cesse planer au-dessus du récit. Jamais nommé, et encore moins raconté, cet épisode douloureux des relations franco-algériennes prend ici des allures de théâtre d’ombres. Partir n’est rien. C’est demeurer loin qui est terrible… La jeune femme verra peu à peu se lever le voile sur le passé, écoutant la voix tremblante de la vieillesse lui expliquer pourquoi elle fut prénommée Sabine, et découvrant alors l’abîme complexe dans lequel plongent ses racines. Elle était fille de la sueur qui brûle et aveugle tout autant que la haine, fille du sang et des larmes versés en vain. Roman des sens et roman des origines, roman de la quête et roman de l’effroi, La Tour du soir est à coup sûr l’une des découvertes les plus exaltantes de cet automne.


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Quand il parlait, cela fusait, les idées se succédaient et son débit se précipitait. J'étais éblouie, un peu perdue, avec l'impression pourtant que cela se dispersait, partait, éblouissant, et puis tournait court, et j'aurais protesté si je n'avais été intimidée, si, surtout, une autre sentence, une autre histoire, ne jaillissait, se ruait, se superposait, me désorientait, et je m'élançais à la suite, avec juste un petit regret. Pourtant quand, après son départ, ou son entrée dans un silence méditatif, un renvoi, j'avais loisir de m'attarder sur ce qu'il avait lancé ainsi, l'unité se dessinait, les récits, les remarques quasi sentencieuses, les allusions à des lectures, les petites remarques sur le nuage qui avait assombri le jardin, là, derrière sa fenêtre, se réorganisaient comme en un bouquet fortement lié, ancré, les facettes d'une idée qui se dégageait peu à peu.


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Le lumbago (1/5) Depuis quelques mois, progressivement, ils réinventaient leur vie. Ils étaient deux maintenant, et exprimaient à deux des envies qu’ils n’auraient sans doute pas formulées séparément ou qui du moins ne leur auraient pas paru réalistes ni réalisables. Soit par défi l’un envers l’autre, soit par confiance en leur lien, ils leur semblaient désormais que tout était possible : faire le tour du monde, devenir photographe, écrire un roman, s’établir à Berlin, y fonder une famille, tout cela était à leur portée. Alors pourquoi pas se mettre au sport ? Ce serait bien de perdre quelques kilos et d’être en forme pour attaquer le voyage qu’ils se promettaient d’entreprendre pendant un an, de Montréal à Helsinki. Comme tout était facile à mettre en oeuvre ensemble ! Cette décision, actée en juillet sur la première plage des vacances, aboutit à une inscription en club le 30 août, jour de rentrée officielle pour la plupart des Parisiens. Ils étaient tout de même impressionnés par l’investissement que cela représentait et par le côté “usine” de l’endroit : chaque jour des dizaines de personnes courant sur des tapis, écouteurs calés dans les oreilles, pédalant sur des vélos, journaux économiques dans les mains, occupaient le hall principal. Pourtant il ne leur avait pas fallu beaucoup de temps pour faire leurs marques et s’y sentir à leur place. Venir le matin avant d’aller travailler leur ouvrait de nouvelles perspectives, brisait la routine et leur donnait une énergie insoupçonnée qui débordait largement le cadre de la salle de sport.


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La protection de la beauté par la laideur (12) Le 27 novembre, l’opération devant aboutir à l’établissement d’un état des lieux complet de la zone débuta. Au cours des deux journées précédentes, le quartier avait été inlassablememt quadrillé par la police afin de garantir que l’évacuation de la zone par ses habitants avait bien été complète ; ils ouvrirent de force les portes de tous les logements et locaux où elles n’avaient pas été laissées ouvertes, conformément aux consignes qu’avaient reçues les riverains. Puis les machines commencèrent à retirer les couvercles de protection avec les pinces très mobiles et très articulées qui se trouvaient aux bouts de leurs bras télescopiques. L’avancée et le bon déroulement des travaux étaient contrôlés à distance - aux moyens de moniteurs qui diffusaient les images filmées par les caméras placées sur l’ensemble des machines - par les ingénieurs que les autorités territoriales avaient spécifiquement formés pour ce programme. Les ingénieurs savaient contrôler d’un seul coup d’oeil sur les écrans certains points significatifs de l’état du chantier sans avoir à regarder les autres parties des images, car ceci aurait été dommageable pour les bâtiments dont l’apparence était télédiffusée.