vendredi 15 octobre 2010

337 : jeudi 14 octobre 2010

On s’était enfoncé dans la jungle pour toute la traverser, en craignant de se perdre mais en espérant échapper un peu au soleil de plomb qui fondait sur nous et qui brûlait nos peaux comme des poêles à pouvoir chauffer la maison entière et cuire des oeufs sur le plat, et en y pénétrant nous nous sommes glissés dans une étuve de miasmes, de vapeurs et d’effluves en macération. On ne connaissait pas la jungle, on a vite compris que ce n’était pas notre milieu, on s’est demandé si ici, ça pouvait être le milieu de quelqu’un, s’il était possible d’y vivre sans être une espèce de poisson d’air à carapace, ni une sorte de dinosaure rampant. On suffoquait dans les exhalaisons, les sécrétions venues de partout nous rongeaient, nos exsudations s’en mêlaient, on marinait dans tout ça. La jungle nous digérait dans son acide, on n’a qu’à peine vu le chemin qu’on aurait pu emprunter, on ne voyait plus que du vert et des chandelles en se traînant comme des zombies. Un de nous s’est écroulé au bord du chemin, on s’est arrêté mais on n’avait plus la force pour le remettre sur ses pieds, on l’a regardé fondre et mourir, on a découvert sans vraiment comprendre que notre chair était faite dans quelque chose comme de la cire.


----------------------


C’était, le soir, remonter à pied d’une ou deux stations pour avoir plus de place, debout quelque part contre les portes, se dire qu’on serait mieux à faire grève, et qu’en plus les choses changeraient peut-être, enfin, en mieux, mais penser aussitôt au risque, au regard de la hiérarchie, et puis sans les collègues, seul en grève, à quoi bon ? Penser à l'échec du mouvement, à demain, à soi. C’était la peur.


----------------------


Solange avait un curieux rapport à la nourriture. Manger signifiait grossir, développer des rondeurs, des bourrelets disgracieux ; c’était se laisser dominer par sa gloutonnerie, avouer un manque coupable de volonté, s’abandonner à ses sens primaires. C’était laisser ses instincts, ses bas instincts prendre le dessus sur sa raison ; c’était s’afficher comme être non civilisé. Alors Solange, déterminée, intraitable, sans jamais se laisser aller à une quelconque exception, picorait radis et crevettes, grignotait des carottes, broutait d’immenses pâturages de brocolis, de laitue, de haricots, de poireaux, de fenouil, suçotait poires, pommes, pêches et abricots en saison, lampait des yaourts nature, se mesurait les féculents, s’interdisait fromage, pain et dessert. Mais Solange rêvait… de choucroute débordante de saucisses, knacks, cervelas et gendarmes ; de pizzas enjambonnées jusqu’à la garde, coiffées de rasades de parmesans ; de pâtes noyées de sauce roquefort ; de millefeuille de crêpes suintantes de chocolat chaud. Au fil des années, Solange ruminait au sens propre quelques graines séchées et au sens figuré ses obsessions culinaires. A tout instant, elle pensait à la nourriture, celle qu’elle s’autoriserait au prochain repas ou celle qu’il lui faudrait repousser. D’une façon ou d’une autre, la nourriture occupait chaque parcelle de sa cervelle, à tout instant.