lundi 21 décembre 2009

39 : dimanche 20 décembre 2009

Son dernier passing shot m’avait semblé appartenir à un autre espace-temps. Nos échanges étaient devenus de plus en plus interminables, et apparemment aussi récréatifs pour lui qu’harassants pour moi. Je n’avais manifestement pas dans les jambes ce marathon qu’il me faisait parcourir au fond du court. Je m’étais rendu à l’évidence : il me fallait jouer contre nature, et chercher à tout prix à abréger ce combat, la mort dans l’âme. C’était dans la peau d’un fantassin, envoyé à l’assaut par un général qui tenterait le tout pour le tout pour sauver une campagne désastreuse, que j’étais monté une première fois au filet derrière une attaque de petite fille. J’avais évidemment été transpercé par une sorte de baïonnette de coup droit. Pour ma deuxième tentative, après la mise en jeu la moins minable que j’eusse servie dans cette manche, il avait lu en moi comme dans un livre ouvert, exécutant un lob parfait. Pas résigné, j’avançai une troisième fois : c’est là que j’eus la sensation d’une distension du temps entre le missile qui filait à ma droite et mes propres mouvements. Je fis mon service suivant comme dans un rêve, qui se révéla un cauchemar atterrissant dans le bas du filet. Incapable de reprendre mes esprits, j’envoyai alors toutes les forces que je pouvais encore réunir dans ce que je n’eus pas conscience d’être ma deuxième balle. Je visai le T mais ma balle échoua franchement dans le mauvais carré. Puis je le vis venir vers moi, jusqu’à enjamber ce filet qu’il s’était bien gardé d’approcher jusqu’alors, sûr de son fait. Sur ses lèvres, son sourire se débattait entre triomphe et pitié. Cette double faute était donc la balle de match. « Tu m’as donné du fil à retordre aujourd’hui ! », assura-t-il, continuant sur sa lancée mi-magnanime, mi-condescendante. Pauvre con.


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Dans la ville du Nord, on avait longuement pleuré les hommes tombés durant la dernière offensive et l'on s'était découragé d'attaquer de nouveau. Le désir de vengeance et la haine avaient laissé place à l'abattement et à la tristesse. La fin de la guerre avait ainsi débuté, on ne voulait plus poursuivre ce conflit dont on s'était enfin rendu compte qu'il n'avait plus de sens et que peut-être il n'en avait jamais eu, ou peut-être au départ, mais qu'il n'avait dès lors pas été une réaction appropriée à l'antagonisme qui opposait les deux villes se faisant face, de part et d'autre du canyon. On s'était surtout reproché de se trouver là alors que l'on aurait préféré être ailleurs. La ville du Sud était lasse également et ne voulut tirer avantage de sa victoire retentissante et sanglante, elle n'eut pas l'énergie de prendre quelque pouvoir de l'autre côté de la gorge. Elle se contenta de l'honneur qu'elle tirait d'avoir certainement gagné, mais elle aspira surtout au repos qu'offre la paix. On s'ignora donc. La génération suivante ignora de même son voisin d'en face, puis la génération postérieure songea à commercer et à nouer contact avec son vis-à-vis. Pour nouer cette nouvelle relation, il leur fallait une voie de communication permettant de passer simplement d'un lieu à l'autre, car si la profonde gorge permettait d'aisément faire fi de son voisin, elle empêchait aussi toute relation commode avec lui. Pour la première fois, les deux villes décidèrent donc de partager autre chose que la haine et la crevasse, et décidèrent d'un commun accord la construction d'un pont par dessus le gouffre qui les séparait, un pont qui les relierait et les rendrait comme sœurs. On bâtit donc chacun de son côté l'ouvrage qui s'achèverait bientôt dans la réunion des ses deux parties édifiées de part et d'autre de la gorge, plantées sur les parois rocheuses. Le jour où la cérémonie devait honorer l'inauguration du pont achevé, et consacrer le début de la nouvelle ère d'entente entre les deux cités, l'entreprise de sape de la falaise sud qu'avaient déployée les Nordistes plusieurs décennies auparavant fit subitement la démonstration de son efficacité, et la paroi sud du canyon, et avec elle la ville qui la couronnait, s'écroula comme un château de cartes. Ce fut une avalanche rocheuse foudroyante qui laissa la ville du nord seule face à un vaste vide, auquel menait un demi-pont inutile et suspendu.