Léon regrettait secrètement le temps des romans-feuilletons où les femmes, plutôt que vouloir à tout prix s’épanouir, se contentaient de s’évanouir.
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9. Le crayon de Bernard Delvaille Bernard Delvaille aime les magnolias du Jardin public. Il va souvent s’asseoir à leurs côtés pour écrire. Il est jeune et envisage sérieusement, violemment même, de quitter Bordeaux. À deux pas du Jardin public il va au lycée – aujourd’hui Montesquieu où il a pour ami Michel Suffran avec qui il parle de ses lectures : Valery Larbaud, Coleridge, Mallarmé, Paul Valéry, Rimbaud, Marcelline Desbordes-Valmore… Il écrit ses premiers poèmes dans de longs carnets étroits – du modèle de ceux utilisés par Marcel Proust – avec un vieux reste de crayon car il est économe. Il a troqué le crayon neuf à la librairie de son amie Nicole Petiteau contre des timbres. Il porte des guêtres blanches par-dessus ses chaussures noires toujours parfaitement cirées et, lorsque le soleil tape particulièrement, une façon de vieux chapeau qui a du être un Panama lui ombrage le front. Il habite à deux pas du Parc Lucie, à Caudéran. Il rêve de Londres et de Venise où il mourra. 10. Le crayon de Raymond Guérin Au stalag, Raymond Guérin prend soin de son vieux bout de crayon comme de la prunelle de ses yeux. Raymond Guérin a une très mauvaise vue. Comme il écrit beaucoup, dans la moisissure des jours, il cherche sans cesse de nouveaux bouts de crayons et des feuilles de papier, ou mieux encore des cahiers. Par chance Raymond Guérin a une très petite écriture, assez régulière. Cela lui permet de mettre beaucoup plus de mots sur une seule page que, mettons, Michel Chaillou qui lui écrit très gros. Il tient un journal en Allemagne et écrit des milliers de pages qui deviendront ses grands romans.
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Ils avaient faim, ou c'était l'heure qu'ils avaient prévue pour leur déjeuner. Ils se sont arrêtés devant l'enseigne. Ils s'interrogeaient sur ce qu'annonçait ce nom : « l'essentiel ». Pour Jacqueline, qui voulait se débarrasser rapidement de cette formalité parce qu'elle ne voulait pas transiger sur les visites qu'elle avait programmé ensuite, cela annonçait un plat unique, simple, assez consistant pour être rapidement nourrissant, agréablement fonctionnel, ne demandant pas une attente importante. François espérait que les sauces, graisses, sucres seraient bannis. Guillaume que la carte se consacrait à l'essentiel c'est à dire au plaisir, y compris un certain raffinement, un peu de luxe discret, une tentative de perfection, l'abolition de tout autre programme, et le renvoi des visites décidées par sa femme à leur place subalterne. Claire voulait croire en des assiettes de crudités de belle qualité et présentation, et Renaud est entré, les entraînant derrière lui, l'essentiel étant de prendre une décision.
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C’était reprendre sa mauvaise langue sept fois dans sa bouche et copier cent fois, « d’où vient ton salaire, d’où vient ton salaire, d’où vient ton salaire », en espérant que le marketing recopie la même phrase. Reprendre le cours prévu des développements en intercalant, pour la semaine suivante, l’idée neuve. Boire un café.
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Encore une fois elle se tait. Ou plutôt, elle parle en s'ignorant elle-même, la rage au cœur, l'amertume au ventre, le sourire aux lèvres. Forcément, comment pourrait-elle être écoutée. Sa voix disparaît dans le brouhaha des conversations de circonstance. Quelqu'un lui flanque une coupe de champagne à la main, félicitations, quelle belle promotion, il paraît que la Creuse est magnifique en cette période de l'année. Elle boit d'un trait, en redemande. Elle, elle voulait être mutée au siège à Paris, rester dans les pots d'échappements et les tunnels de métros. L'air pur, l'écologie, les chèvres et les moutons, elle s'en fout.
9. Le crayon de Bernard Delvaille Bernard Delvaille aime les magnolias du Jardin public. Il va souvent s’asseoir à leurs côtés pour écrire. Il est jeune et envisage sérieusement, violemment même, de quitter Bordeaux. À deux pas du Jardin public il va au lycée – aujourd’hui Montesquieu où il a pour ami Michel Suffran avec qui il parle de ses lectures : Valery Larbaud, Coleridge, Mallarmé, Paul Valéry, Rimbaud, Marcelline Desbordes-Valmore… Il écrit ses premiers poèmes dans de longs carnets étroits – du modèle de ceux utilisés par Marcel Proust – avec un vieux reste de crayon car il est économe. Il a troqué le crayon neuf à la librairie de son amie Nicole Petiteau contre des timbres. Il porte des guêtres blanches par-dessus ses chaussures noires toujours parfaitement cirées et, lorsque le soleil tape particulièrement, une façon de vieux chapeau qui a du être un Panama lui ombrage le front. Il habite à deux pas du Parc Lucie, à Caudéran. Il rêve de Londres et de Venise où il mourra. 10. Le crayon de Raymond Guérin Au stalag, Raymond Guérin prend soin de son vieux bout de crayon comme de la prunelle de ses yeux. Raymond Guérin a une très mauvaise vue. Comme il écrit beaucoup, dans la moisissure des jours, il cherche sans cesse de nouveaux bouts de crayons et des feuilles de papier, ou mieux encore des cahiers. Par chance Raymond Guérin a une très petite écriture, assez régulière. Cela lui permet de mettre beaucoup plus de mots sur une seule page que, mettons, Michel Chaillou qui lui écrit très gros. Il tient un journal en Allemagne et écrit des milliers de pages qui deviendront ses grands romans.
Ils avaient faim, ou c'était l'heure qu'ils avaient prévue pour leur déjeuner. Ils se sont arrêtés devant l'enseigne. Ils s'interrogeaient sur ce qu'annonçait ce nom : « l'essentiel ». Pour Jacqueline, qui voulait se débarrasser rapidement de cette formalité parce qu'elle ne voulait pas transiger sur les visites qu'elle avait programmé ensuite, cela annonçait un plat unique, simple, assez consistant pour être rapidement nourrissant, agréablement fonctionnel, ne demandant pas une attente importante. François espérait que les sauces, graisses, sucres seraient bannis. Guillaume que la carte se consacrait à l'essentiel c'est à dire au plaisir, y compris un certain raffinement, un peu de luxe discret, une tentative de perfection, l'abolition de tout autre programme, et le renvoi des visites décidées par sa femme à leur place subalterne. Claire voulait croire en des assiettes de crudités de belle qualité et présentation, et Renaud est entré, les entraînant derrière lui, l'essentiel étant de prendre une décision.
C’était reprendre sa mauvaise langue sept fois dans sa bouche et copier cent fois, « d’où vient ton salaire, d’où vient ton salaire, d’où vient ton salaire », en espérant que le marketing recopie la même phrase. Reprendre le cours prévu des développements en intercalant, pour la semaine suivante, l’idée neuve. Boire un café.
Encore une fois elle se tait. Ou plutôt, elle parle en s'ignorant elle-même, la rage au cœur, l'amertume au ventre, le sourire aux lèvres. Forcément, comment pourrait-elle être écoutée. Sa voix disparaît dans le brouhaha des conversations de circonstance. Quelqu'un lui flanque une coupe de champagne à la main, félicitations, quelle belle promotion, il paraît que la Creuse est magnifique en cette période de l'année. Elle boit d'un trait, en redemande. Elle, elle voulait être mutée au siège à Paris, rester dans les pots d'échappements et les tunnels de métros. L'air pur, l'écologie, les chèvres et les moutons, elle s'en fout.