mardi 30 novembre 2010

382 : lundi 29 novembre 2010

Si ce n’était une tendance certaine, chaque fois qu’il prenait la parole, à étirer en de longues circonvolutions des amorces d’idées, voire même les lieux communs les plus éculés, rien n’aurait pu laisser présager que Léon travaillait dans l’agora alimentaire.

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La couche de poussière qui recouvrait de plus en plus larges marges autour des quelques trajectoires qui étaient finalement toujours les mêmes et en petit nombre disait bien le laisser-aller dans lequel il baignait, un laisser-aller qui, semblait-il à tous, avait toujours été là chez lui - toujours là c’est-à-dire déjà là au moment où on avait commencé à le connaître - mais qui en même temps semblait s’aggraver toujours, mais de façon lente et continue, de telle sorte que les impressions de stagnation et d’empirement étaient indissociables lorsque l’on pensait à lui, et à l’incertaine mais peu engageante direction qu’il prenait, immobile et descendante à la fois. Ce n’est pas seulement qu’il reculait parce qu’il n’avançait pas, puisqu’il n’était pas tout à fait arrêté, on aurait plutôt pu dire qu’il ne cessait jamais de ralentir, de ralentir extrêmement lentement, et d’augmenter l’écart entre sa propre vitesse et celle de la plupart des autres personnes, pour ne pas dire quasiment toutes. Pas toutes, non, celles qui étaient trop rapides, les très actives et grandes travailleuses étaient trop à distance pour qu’il soit possible - il ne l’aurait certainement pas pu - de comparer encore la vigueur de leurs mouvements respectifs. Il tâcherait probablement de repousser le plus qu’il pourrait le moment où il cesserait de ralentir - d’avoir été trop lent pour que l’arrêt n’advienne pas et qu’il ne tombe pas alors, comme une bicyclette qui ne tient pas debout une fois devenue immobile. Celles et ceux qui le connaissaient, lui aussi certainement, pensaient à cette longue décélération en espérant que l’arrêt et la chute n’interviendraient pas trop longtemps avant son extinction, car les pensées de l’intervalle entre les deux déclenchaient un saisissant effroi.


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C’était tourner le regard vers la fenêtre, le ciel uniforme et gris, les arbres amaigris, et se voir courir sur les façades et sauter entre les toits, suspendre son vol devant une fenêtre et imaginer, derrière un rideau tremblant, à cette heure, dans ce quartier, la femme de ménage passant l’aspirateur, le chien laissé seul jouant après sa balle, le soupir de quelqu’un penché sur son ouvrage.


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Benoît regarde le jour se lever à travers la fenêtre du taxi. Les nuages s'effilochent, le gris laissant place à l'orange. Il est fatigué, il voudrait dormir. Mais ce bourdonnement... Have a safe flight. Le vol 808 s'est bien passé, l'avion a atterri à Roissy à l'heure prévue, son corps a traversé les continents pour revenir ici, pour le reste il ne sait pas. Ce mal aux oreilles, sûrement l'altitude. Take care. Il a bien mené sa mission, six mois tout de même, travaillé avec soin, c'est facile quand on a le temps de préparer. Il prendra une aspirine en rentrant. Call me when you're arrived. Il a vu le Bouddha couché, visité des temples, fait de la plongée pendant les week-ends, écouté de bons concerts au Saxophone. Il n'avait pas prévu la claque culturelle. Ni Nittaya. Mal aux oreilles ou au crâne ? I'll think of you every day Oh, Nittaya, ses caresses, et ses yeux. Il avait pourtant trouvé ses collègues vraiment cons, avec leurs lourdes allusions, les massages, et le reste. Ses yeux larmoient, il ne pleure pas, juste la douleur, cette horrible migraine. I love you... Enfin, le taxi arrive au pied de son immeuble, se gare devant l'arrêt de bus. Benoît paie, sort. Ne pas traîner, sa femme l'attend.

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Je m’aperçois que les petites taches brunes sur le dos de mes mains, indices épidermiques de mon vieillissement, se multiplient au point que j’aurai bientôt du mal à les dénombrer. Il y en a d’assez foncées, visibles sans ambiguïté, sans doute les plus anciennes, et de plus claires, d’apparition plus récente. Du moins c’est mon interprétation de leur dégradé chromatique. Sans grande rigueur scientifique, je livre juste un ordre de grandeur, prenant en considération uniquement les tâches les plus affirmées : environ 22 sur la main gauche et 27 sur la main droite qui l’emporte haut la main. À vue d’œil gagné lui aussi par les atteintes de l’âge et assisté, en conséquence, par des verres correcteurs de plus en plus sévères.