mercredi 17 février 2010

97 : mardi 16 février 2010

Tu es entré dans ce bar en trébuchant, le teint jaune, voûté, et tu t'es affalé sur la première banquette que tu as vue. Tu étais très en avance. Tu t'es donc rongé les ongles en soupirant, encore et encore, en attendant l'une des innombrables ex-femmes de ta vie. Cette façon de soupirer que tu as, comme si tu étais à l'agonie, c'est ta spécialité. Tu as commandé un alcool que tu ne supportes pas, mauvais pour ton foie mais après tout, à ce stade... Que vas-tu lui dire ? Comment t'y prendre ? A cet instant tu ne le sais pas toi-même. Le plus important c'est de conserver une porte de sortie pour ta pomme. Selon son attitude, tu décideras peut-être finalement de ne pas aborder le sujet qui te préoccupe. C'est ce qui fait dire aux gens que tu es bizarre. On voit bien que tu prépares quelque chose, mais on ne sait jamais quoi. Tu inspires naturellement la suspicion. Ce que tu voudrais savoir dans le fond, c'est comment reparler à tes filles. Plutôt que de leur poser directement la question et d'entendre leurs réponses trop claires, tu préfères rappeler cette femme qui t'a quitté il y a trente ans. Ta devise : "pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?" Ton côté shadok a quelque chose de touchant il faut bien le dire. Cette femme n'a pas refait sa vie, elle doit garder une certaine empathie à ton égard. Elle ne va pas t'accabler. Au fond tu viens témoigner auprès d'elle de ta souffrance. Tu vas peut-être même te mettre à pleurer. Finalement c'est toi la plus grande victime du mal que tu infliges continuellement à ceux qui t'entourent. Tu oses le croire. Tu vas encore plaider aujourd'hui. La belle affaire ! Elle entre, le visage brouillé, en boitant légèrement à cause d'une sciatique. Tu lui fais un sourire en forme de grimace puis tu te lèves gauchement pour l'embrasser, bousculant la table au passage. Le verre et la carafe vacillent dangereusement mais ne se renversent pas. Tu appliques deux bises bien sonores sur ses joues, comme ta mère t'a appris. Elle est plus laide que dans ton souvenir. Elle a bien pris vingt kilos depuis vos vingt ans. Ses cheveux ont blanchi. Évidemment. Tu as vraiment envie de chialer pour le coup. Toi aussi tu as des tâches de vieillesse qui apparaissent, sur les mains et le visage. Tu les vois tous les matins. Sale coup. Tu crains déjà de sentir mauvais sans t'en rendre compte. L'odeur de ta chair qui se décompose. Elle regarde ton verre. Du pastis à 11h du matin, c'est pas ton genre elle le sait bien. Elle commande un truc tout aussi aberrant, un scotch on the rocks. L'heure est grave visiblement. Aussi mal à l'aise l'un que l'autre, vous vous jaugez un peu sans parler. Après quelques secondes, tu pousses brusquement vers elle cette magnifique rose rouge dans son papier kraft. Peut-être que ça l'obligera à rompre le silence la première. Avec un mot positif au moins. Merci. Beau tableau, vraiment, que ce couple muet de sexagénaires attablés dans un bistrot de quartier.

----------------------

Manque un (4) M. Maître, l'ancien professeur de lettres ouvrit la porte sur Pierre et Paul qui venaient d'y sonner. Le visage des jeunes gens était familier, et l'enseignant retraité localisa au lycée le cadre passé dans lequel ses deux jeunes gens avaient pu s'inscrire dans sa mémoire. Une coïncidence semblait se manifester chez lui sous la forme d'anciennes figures de son passé de professeur, au moment précis où il en attendait une autre. Les deux jeunes hommes se présentèrent, Pierre et Paul, deux amis de Jacques, celui qu'il attendait. Jacques venait de disparaître, ses deux amis venaient donc le remplacer à son rendez-vous afin qu'il ne perde pas de temps quand il réapparaîtrait. Ils allèrent plus droitement au but en mentionnant la question qu'en particulier Jacques souhaitait lui poser, qu'ils ignoraient mais dont ils espéraient que le professeur, lui, la savait. En somme, ils venaient, pour la personne qui avait posé la question, chercher la réponse auprès de celui qui la connaissait. M. Maître ignorait tout des motifs qui devaient lui valoir la visite de Jacques, ce qui sembla d'emblée opposer un cul-de-sac aux deux compères. Dans le salon où le professeur avait tout de même fait entrer les deux anciens lycéens, au milieu des bibliothèques où les tranches multicolores de livres formaient de très régulières façades, le silence s'éternisait. Pierre ou Paul finit par indiquer que c'est en raison de ses nouveaux projets littéraires que Jacques souhaitait rendre visite à M. Maître, et qu'il était probable que la réponse qu'il cherchait soit de l'ordre du conseil d'écriture. Le vieux professeur leva le sourcil doit pendant qu'il fixait longuement l'horloge face à lui, puis lâcha que Jacques voulait probablement lui trouver le mot qui lui manquait, comme le font tous ses anciens élèves, lorsqu'ils viennent lui rendre visite quand ils entreprennent d'écrire.

----------------------

Quand je remonte la longue rue qui me ramène chez moi, en général, il ne se passe rien. La rue est en pente, droite, austère, sans magasins, ni restaurants, avec le ciel en point de fuite. Voici une rue qui ne fait aucune concession à la société de consommation. Elle aligne une perspective d’immeubles de bureaux, en pierre ou en béton, construits sans recherche architecturale sur 5 ou 6 étages rythmés de baies vitrées rectangulaires. A cette heure en début de soirée, les employés ont déserté. Les fenêtres sont noires dans la pénombre nocturne et ne racontent rien. La rue ne fait pas d’effort pour se rendre avenante. Ni miséreuse, ni cossue, elle se montre cash, avec ses entrées aux doubles portes vitrées protégées de grilles qui ne cachent aucune arrière cour pavée discrètement verdoyante. Sans état d’âme, elle se consacre à des activités administratives de compagnies d’assurance et de sociétés de services.