vendredi 18 février 2011

462 : jeudi 17 février 2011

« Emma, ne croyez-vous pas que cette casquette est d’une certaine façon constitutive de l’essence même de Charles ? »


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Quand on avançait dans la petite rue, passées les façades nobles ou remarquables, l'enfilade de maisons ordinaires, ni vraiment petites ni assez amples pour afficher une aisance de notable, cette succession qui se révélait un peu trop longue pour mon goût, chaque fois que je l'arpentais, n'était jamais monotone, et contre la maison blanche de Paul se collait une façade, de mêmes proportions, d'un rose un peu incongru, rappel des prétentieuses « villas » des banlieues du littoral, mais un peu passé, assourdi, pour ne pas trancher de façon trop choquante, et sa porte, aussi enfoncée dans le vieux mur épais que celle des précédentes façades, s'étirait en hauteur ce qui lui donnait l'allure touchante d'un adolescent dégingandé, peinte qu'elle était d'un bleu gris doux candide, sous un vasistas vaguement décoratif.


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Séverine, elle le kiffe trop, Xavier. Elle a assuré grave en sortant avec un bogoss comme lui. En plus, il est en première littéraire, avec plein de meufs je te dis pas. Comme la Jenny : une vraie cougar. Ou Tanya avec son boule Beth Ditto, je vois pas ce qu'ils lui trouvent. Séverine, elle le kiffe trop son keum. Il l'attend en bas de l'immeuble, ils iront au bahut ensemble avec le bus 808. Chuis vénère comment elle a trop de la chance, Séverine. Elle arrive et il est là. Tromimi.


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Le voisin n’était plus là depuis des mois, au moins, il ne l’avait plus croisé sur le palier depuis très longtemps et avait fini par remarquer qu’on ne voyait plus jamais le soir de lumière à ses fenêtres, et n’entendait plus davantage le bruit pourtant très sonore de l’eau lorsqu’il la faisait couler chez lui, au lavabo ou à la douche située juste derrière la fine cloison qui séparait leurs appartements respectifs. Il avait bientôt constaté également que la boîte aux lettres commençait à déborder, puis qu’elle ne désemplissait plus. Comme la porte d’entrée de l’appartement du voisin disparu était très abîmée, vermoulue et fendue, semblant ne plus qu’incertainement tenir en un seul morceau, il s’imagina qu’il n’aurait qu’à légèrement la forcer pour qu’elle s’ouvre. Il commença à souvent penser à l’espace supplémentaire qu’il pourrait annexer à son logement, en n’ayant qu’à se servir dans ce qui était disponible et plus réclamé par personne sur son palier. Idéalement, il pourrait même opérer, plutôt que l’ajout d’une annexe, un doublement de la surface de son appartement, en creusant une ouverture de la taille d’une porte au travers d’une cloison. Le problème qui lui semblait le plus embarrassant alors, dans le cas où il aurait réalisé cette transformation, était précisément que la très mauvaise et fragile porte d’entrée du voisin aurait mené chez lui, et que pour la changer, contrairement au cas du percement de cloison interne, il aurait dû travailler à découvert, sur le palier, repérable par ses autres voisins, qui auraient pu constater qu’il avait pris possession des locaux vacants. Il fallait réfléchir aux possibilités de correctement consolider cette porte depuis l’intérieur.


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Est-ce le froid, est-ce la pluie qui la gifle, est-ce ce mauvais vent glacial, est-ce simplement la couleur gris-plomb du ciel ? Son corps chahuté avance, tel un automate. Des larmes coulent sur son visage qu’elle essuie machinalement d’un geste rageur. Elle pourrait hurler là, maintenant, en pleine rue, tant sa colère est grande ! Elle s’en garde bien, déjà quelques regards moqueurs ou méprisants s’accrochent à son visage, elle n’a aucun désir de s’offrir en spectacle. Ce monde l’exaspère. Un monde dans lequel il faut se conformer, s’adapter, accepter l’oubli de soi, consentir, donner le change constamment. Quelle vaste farce ! Elle en a assez, plus qu’assez ! Elle va cultiver sa rage, la déclarer haut et fort. Elle veut retrouver son souffle, elle veut pouvoir rire, savourer toutes les nuances, distinguer dans ce chaos le fragment de vie qui lui manque, celui qu’on lui a ôté. Elle veut arracher ce sourire poli, rompre sa réserve, réduire en miettes son enveloppe. Elle ne souhaite qu’une chose : libérer, céder la place à cette autre qui chuchote en elle, admettre la transformation, la laisser s’installer. Parce que cette autre, tapie dans l’ombre depuis si longtemps, prête à jaillir en pleine lumière, c’est elle aussi. Elle veut surprendre, réapprendre l’audace, utiliser la force de sa rage pour se débarrasser des contraintes, aimer, s’abandonner, remonter aux sources de l’innocence, empoigner ce corps-mémoire et lui apprendre à danser. Se récupérer enfin, entière mais plus légère, dans une totale acceptation de soi.


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Dans le vertige de l'air qui frappe son visage, Valentine se tient fort au bastingage. La mer est noire, perlée de blanc, sombre et haute sous un ciel si bas que le bateau peine à passer. La mer est forte, furieuse, agitée. Valentine ferme les yeux, mains crispées, elle sent le sel de la mer se mêler au vent de la tempête et cacher les larmes qui coulent sur son visage. Ses cheveux longs et bruns sont emmêlés autour de son cou, sous sa capuche. Elle sourit d'extase comme à chaque fois qu'elle vogue au loin, lorsque les côtes s'éloignent, que la vie devient transparente et se mêle aux éléments. Elle sourit et elle pleure, son vertige est en elle, lié à une corniche et à des doigts qui glissent. Ici, au milieu de l'eau, les nuages ont chassés la lumière et elle a le droit d'être heureuse et triste à la fois, de jouir de sa vie en pleurant celle d'une autre, elle ne sent plus ses pieds glacés, ses mains blanches agrippées au bois, ses lèvres arrêtées sur un rire et ses yeux sur le vide si loin d'elle à Paris.