mardi 15 février 2011

459 : lundi 14 février 2010

« Échec et malt ! », s’exclamait monsieur William à chacune de ses victoires contre Léon.

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Rodolphe a chargé son passager à Roissy. L'homme n'est pas très causant. Il a juste appris qu'il venait de Bangkok. C'est pourtant ce qu'il aime dans son métier, parler avec les clients, apprendre des choses intéressantes sur d'autres pays quand il va ou revient des aéroports, connaître des indiscrétions sur les peoples pendant ses courses dans les beaux quartiers. Mais là, rien, un pas causant. Tant pis, il met la radio : les infos sont les mêmes que tout à l'heure. Il change de fréquence : Christophe Maé, merde. Passons sur une fréquence jazz : Hallelujah par Yann Viet Free Songs Trio, on laisse, évidemment. La centrale signale une cliente à prendre exactement dans la rue où il se rend. Il la prendra, indique-t-il à la centrale. La trompette de Sylvain Gontard lui donne quelques frissons. Comme lorsqu'il écoute Chet. Un coup d'oeil dans le rétro, il voit son client pleurer. Voilà autre chose ! Un pas causant émotif. Il arrive bientôt à destination. Il aperçoit sa prochaine cliente sur le trottoir portant un violon. Un clodo traverse la rue sans regarder, il freine, il klaxonne et se fait insulter par le poivrot. Il dépose son client pas causant et émotif à la hauteur d'un arrêt de bus avant de faire demi-tour. Il n'a pas vu l'homme qui sortait de l'hôtel Azur le héler puis l'insulter. Rodolphe arrête à présent son taxi, un Picasso immatriculé AP-808-GL, devant la violoniste.

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Je m’étais tellement habitué à imaginer des scènes de ma vie telles que j’aurais voulu qu’elles soient, à dérouler des petites histoires pour donner corps à ces situations plus douces et plus fortes que l’ordinaire, sans avoir à le décider comme on déciderait d’une activité, en déclenchant spontanément et sans même m’en rendre compte ces rêveries d’autres vies dans la mienne, que j’avais fini par faire passer de ma mémoire des faits réels à ma mémoire de mes existences imaginaires le moment que j’avais passé avec toi. J’avais fini par croire instinctivement que, parce que cette balade avec toi au sud de la grande ville, jusqu’à la station balnéaire qui y vit toujours, vieillissante et qu’on va bientôt ravaler, rajeunir, raser plutôt, parce que ces moments en bord de mer avaient été parfaits pour moi, idéaux et suspendus, qu’ils n’avaient pu que sortir mon imagination.

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La famille était à table depuis près de deux heures déjà, les plats avaient défilés, l'alcool illuminant les regards et déliant les langues. Installées sous les oliviers, les tables se suivaient sagement les unes après les autres, nappées de blanc, bordées de chaises et de bancs. Toute la famille s'était réunie, les oncles, les tantes, les cousins, les amis aussi, autour du papet qui fêtait ses quatre-vingts ans. Les enfants s'étaient échappés depuis un moment, ils couraient sur l'herbe sèche et s'aspergeaient de l'eau de la fontaine afin de se rafraîchir. Les adolescents, eux, reposaient à l'ombre en prétendant l'ennui. Restaient les parents, jeunes et vieux, qui maniaient la fourchette et le verre, faisant honneurs aux spécialités et aux grands crus. Tout à coup, oncle Damien avait renversé son verre. Une tache rouge sombre s'était installée en s'éclaircissant sur la nappe, mordant le tissu et répandant sa couleur d'assiettes en assiettes. Tout à coup tout le monde s'était levé, surpris, criant un peu et riant surtout, dans le débat bruyant des méthodes à employer, entre le sel ou l'eau, laisser la nappe ou la rincer... Quelques anciens sont montés sur leurs bancs le verre à la main pour un toast égayé tandis que le gâteau arrivait. J'étais de ces ado qui regardaient la scène, de loin, j'étais à l'ombre, collée à toi, dans tes bras enveloppant, toi, le fils du voisin aux yeux noirs profonds. Profitant de la confusion, tu t'es penché sur moi et tes lèvres ont frôlées les miennes. C'était mon premier baiser, et aujourd'hui encore, chaque tâche de vin me ramène à cet instant et aux frissons délicieux qui ont suivis.