samedi 20 mars 2010

128 : vendredi 19 mars 2010

La plus grande bibliothèque de Paris (8) Joie sans soleil. Il suffit d'une chandelle ou d'une lampe de poche pour me rendre heureux. Lire dans une vieille bâtisse dépourvue d'électricité, ou bien sous la tente. Ou caché dans les plis d'une couette à minuit quand frérot et les parents dorment. Seul et tranquille au creux du monde. Lire dans une rame de métro me procure une paix identique, malgré la foule. Parfois je sèche les cours pour me faire une ligne, peinard. J'aime surtout les matins. Je me lève très tôt et je pars me planquer, un roman et un jus d'orange en brique dans le sac à dos. Tout le monde autour de moi s'en va au travail, grises mines et paupières tombantes. Moi je savoure mon bonheur d'être là, je lis et je regarde les têtes des gens. J'arrive en retard en classe, bien sûr. Il me suffit alors d'accuser la ligne 13 et ses perturbations de trafic.

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Autant que possible, repasser le film, le plus net qu'on peut, le plus net qu'on peut c'est quand même bouffé par les blancs, bouffé par les blancs ou par les noirs - ni l'un ni l'autre, ce ne sont pas des trous ce sont des pièces qu'on a raccommodées et qui ne sont pas l'intégralité de ce qui s'est passé, de ce dont on veut repasser le film. L'intégralité du souvenir est plus petit, recouvre moins de choses, que le réel dont il est issu. Autant que possible, repasser le film, ils entrent dans la rame, face aux deux portes coulissantes qui s'écartent en s'ouvrant, je suis assis sur le strapontin au fond à gauche - huit strapontins, deux par deux, deux paires à gauche des portes en entrant, deux paires à droite, je suis assis sur celui qui est au fond à gauche, je suis assis en costume gris, chemise blanche pas repassée mais avec la veste et la cravate ça ne se voit pas, cravate bleu claire, achetée au Printemps, boulevard Haussmann, début juillet 2007, pour aller à un mariage et changer de cravate et mettre autre chose que la seule que je porte depuis dix ans, oui vraiment dix ans, depuis le mariage de mon frère, même douze ans en fait, je suis assis sur le strapontin mes chaussures sont noires elles ne sont pas cirées, mes chaussettes sont grises. Assis sur le strapontin en costume, cravate et chaussures je tâche de lire Dos Passos mes lunettes sur le nez dans l'édition de poche Manhattan Transfer, c'est la page 414, il y a beaucoup de métros, de rails, de trains dans Manhattan Transfer, c'est la page 414 et ils entrent dans la rame. D'abord une jeune femme, noire, Malgache peut-être, Comorienne peut-être, jeune femme, adolescente encore peut-être, avec deux enfants qui doivent avoir trois ou quatre ans, deux petits garçons, celui des deux qui entre en dernier s'amuse à s'accrocher à une des barres verticales qui sont faites pour ça, pour qu'on s'y tienne, il s'y suspend d'un bras sa jambe tendue depuis son pied posé au pied de la barre, et ça fait qu'il bloque le passage pour la poussette qui le suit, et qui porte un enfant plus jeune encore, un peu plus d'un an j'imagine, et derrière il y a une femme d'une cinquantaine d'années qui pousse la poussette.

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L'heure de la peur (7) Je roulais en direction de Fontenay. J’espérais de nouveaux indices même si les flics avaient tout raflé. Une petite heure de route où je réfléchissais à Francart, Nadine, Grunswald. Je m’empêtrais dans cette affaire et n’avais que des renseignements partiels sur Nadine. Il me fallait trouver un objet, un document pour me relancer et présenter une piste probante à Albert. Ma montre affichait quinze heures lorsque je m’arrêtai devant le lieu. C’était devenu une véritable enceinte et je voyais dans le jardin deux hommes accomplir leur tour de ronde. J’allai donc au tabac du coin. «L’étape» avait pignon sur rue et sa devanture verte et rouge lui donnait de faux airs cosy. Je m’accoudai au zinc et commandai une noisette que la patronne, triste, me servit avec un Spéculoos. Tandis que je le déballais son mari l’interpella. - Ma puce, arrête de te miner ! C’est fini, on n’y peut rien… - Non je sais, t’as raison mais les pauvres minots, moi je peux pas m’empêcher d’y penser ! - Ah, vous parlez du meurtre, constatai-je, triste histoire mais bon… - Vous êtes du coin ? me demanda le patron… - Non je suis de passage, je suis représentant. Ma femme, elle, fait partie de la Maison, elle m’en parlait hier soir. - Surtout, que nous les enfants, on les gardait, quand ils étaient petits ! De vrais amours je vous dis et puis qu’ils étaient beaux, enchaîna la femme. Moi on m’a dit que la mère était devenue folle et c’est pour ça qu’elle en a fini avec ses gosses, au tire-bouchon… Original ! - Ça faisait déjà un petit bout de temps qu’elle avait perdu la boule, me dit la patronne. Depuis qu’Édouard est mort en fait. Ah oui, vous voyez pas qui c’est… Son mari, un bon gars ! Il était pilote de Nascar aux États-Unis avant son accident : percussion avec un coureur et hop ! Le moteur dans les genoux ! Depuis, il était cutté dans son fauteuil à roulette. Il déprimait à plein tube à force de rien foutre et puis un jour, il a dévalé d’une butte qui surplombait un rond-point, et a percuté une semi… Après les enfants ont suivi des cours à domicile parce que Nadine voulait pas qu’on les embête à l’école. C’était surtout pour les avoir près d’elle… On les a plus revu comme avant, me confia dépité le patron. Je jouai de ma position de visiteur : on me confie tout sans peur que je ne le répète, demain je serai parti, devaient-ils penser. Je vis alors rentrer et s’asseoir à mes côtés les deux poulets qui picoraient dans le jardin de Nadine, un quart d’heure auparavant. - Alors pas trop dur de rester planté là ? demanda le patron. - Ouais, mais là on s’en va, notre boss nous a dit de rappliquer, on a tout fermé et on se casse ! Le plus discret des deux m’épia plusieurs fois. Je réglai la note et sortis l’attendre adossé à ma voiture. - Quand Grunswald te dit de l’oublier, ça veut dire qu’il faut oublier l’histoire en entier… - Juste une question : pourquoi vous laissez tout en plan ? Parce que Francart pète un câble suite au blocage de la scène ! Il se venge… Son collègue sortit et lui demanda ce qui n’allait pas. - Rien, c’est ses feux de position. Je décidai néanmoins de rester là car il ne pouvait rien entreprendre tant que son collègue était là ; je le remerciai pour les feux et m’installa tranquillement dans la Renault. Ils me quittèrent en riant. L’écriteau du bar-tabac indiquait : «assurance contre la soif.» Cela me faisait penser à une photographie de Doisneau.