mercredi 10 mars 2010

118 : mardi 9 mars 2010

Je voudrais être sorcière pour capturer ce que je sens, qui me frappe, me plaît, en avançant dans mes journées, et le garder, distillé, transformé en huiles, en essences, en parfums, mis en de petits flacons que j'entreposerais, rangerais pour ma délectation, pour le plaisir de visiteurs. Je soulèverais un rideau de lin, délicatement brodé, ou plutôt un très ancien drap pendu, à la limite de l'usure, et derrière il y aurait des rangées, une forêt de petites gouttes de verre, devant lesquelles j'hésiterais un peu, parce que, étourderie ou goût du jeu, je ne les aurais pas étiquetées, et, au hasard, me guidant un peu sur leur aspect, or plus ou moins fort des huiles, transparence des essences, légèrement bleutés, ou d'un rose, d'un violet presque imperceptibles, j'en choisirais un, ou plusieurs, d'où s'évaderaient, bouchon enlevé en tirant sur un fil, le remugle d'un regard dégorgeant de pluie, le miel d'une poire mure, la chaleur d'une pierre, la fraîcheur d'une aurore, une vapeur qui libèrerait le son des cloches dans un ciel clair, de sandales sur des marches, l'émanation d'une peau douce, le souvenir du goût du sel sur mes bras léchés en sortant de la mer, ou, plus simplement, la lourdeur d'un chais, la moiteur d'un fruitier, l'odeur de l'encre violette.

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L'heure de la peur (2) De ma fenêtre, j'observais l'agitation naissante que provoquait l'arrivée des flics. Je devais admettre un certain professionnalisme mais il se voyait gâché par les troufions de bas étage. Quand on les voit attifé dans leur uniforme, on ne peut qu'en inférer une sorte de crétinisme proche du néant. Il y a de l'écho quand leur femme murmure des douceurs. Aussi, les inspecteurs m'apparaissent comme des héros de la République car il faut les manager ces trisomiques qui peuplent nos Peugeot tricolores. Je n'eus pas le temps de finir ma Dunhill qu'un d'eux vint à ma rencontre. Je jubilais de le voir communiquer. Vous attendez quelque chose me demanda-t-il. Pas particulièrement, j'ai rendez-vous à neuf heures trente chez le coiffeur, au coin. Veuillez déplacer votre voiture, monsieur, nous clôturons le secteur. Ah bon ? Qu'y a-t-il ? Je ne suis pas habilité à vous répondre. Je me demandais quelle habilitation voulait de lui avec sa tête Louis-philipparde, une vraie poire notre gardien de la paix. Je le questionnais pour la forme car les R.G. m'avaient prévenu la veille au soir. Moyennant six mille francs, Nathanaël Grunswald, un ancien de la D.S.T. m'avait appelé. L'État accepte les petites corruptions tant que les pots de vin ne deviennent pas des amphores. Il avait intercepté l'appel d'Hervé Francart, inspecteur au commissariat de Fontenay-sous-bois, au préfet du Val-de-Marne. Il s'agissait d'un meurtre sanglant : une mère avait tué ses deux enfants à coups de tire-bouchon. Il venait de recueillir le témoignage de Jean-Yves Blais son ancien amant qui s'était rendu sur les lieux, juste après l'incident. J'avais senti venir le coup et mon rédacteur en chef avait accepté. J'avais les adresses et les numéros de téléphone. Je me réjouissais encore de la lenteur administrative. Arriver sur un lieu encore vierge de toute expertise, me donnait l'impression d'être un pionnier de l'investigation. Doubler la police était, en outre, vraiment stimulant. J'arrivai à hauteur des médecins légistes et décidai de me ranger quelques mètres plus loin. La fenêtre ouverte et l'œil rivé sur le rétroviseur, j'écoutais leurs propos d'experts. Arme blanche, encore une fois ! Mais c'est la première fois qu'on change la fonction d'un tire-bouchon ; ça leur fait comme des carottes dans le torse et la manière dont ils sont disposés me fait penser à des dominos. L'autre avait l'air circonspect. Quelque chose le chagrinait. Il commença à tâtons en disant que la chaleur ambiante était de 18° lorsqu'il était rentré ; il l'avait aperçu sur le thermomètre de l'entrée. Plus concentré, il s'étonna de ladite chaleur alors que la porte donnant sur la terrasse était grande ouverte. T'en conclus quoi ? s'enquit l'autre, visiblement déçu de son manque de sagacité. J'en sais rien mais les corps, eux-mêmes, n'étaient pas gelés alors que nous sommes en février. Je me décomposais littéralement. Mes oreilles sifflaient tandis que ma vue se brouillait : j'avais fait une erreur de débutant. Ne cédant pas à la panique, j'attendais d'être seul pour démarrer.

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Une vingtaine de minutes après avoir quitté son poste, il franchissait en sens inverse la porte n°0-24, puis descendait l'escalier et suivait le couloir pour retrouver son local de travail. L'agent polyvalent qui l'avait relevé ne quitta pas sa neutralité professionnelle, à moins qu'il ne s'agisse de la froideur de son tempérament. Sans aucun commentaire en le voyant arriver, il se contenta de se lever de sa chaise, de prendre le cartable qu'il avait posé contre un des pieds de la table, et de saluer verbalement celui qui revenait et rendait ainsi injustifiée tout prolongement de sa présence ici. En quatre mots et moins d'une minute, il était déjà parti, et l'enregistreur de courrier reprenait sa place, assis le stylo en main et le registre posé devant lui. Neutralité professionnelle et froideur de tempérament étaient probablement les traits de caractère les plus répandus dans la ville, et on ne cherchait guère à distinguer l'une de l'autre, tant les personnes étaient largement réduites à leur fonction. Dans la densité folle de cette ville, dont presque personne n'avait vu les limites et où rares ceux qui avaient de leurs yeux vu la campagne, les conditions d'existence rendaient aussi grise et morne la vie des personnes hors de leur vie professionnelle qu'au sein d'elle. Toute forme d'art avait quasiment disparu, le divertissement avait triomphé sans partage, et les gigantesques industries du loisir fournissaient à tous de l'abrutissement à absorber d'urgence. Les habitudes et les actes qui avaient cours dans la vie de l'enregistreur de courrier sacrifiaient totalement à l'ordinaire commun, mais il se connaissait toutefois un vague sentiment de nostalgie pour des lieux qu'il n'avait pas connus et d'autres époques certainement idéalisées - il en tirait un désir inassouvi de beauté. C'est certainement ce qui le poussa, ce jour où il avait vu M. Rampon le matin, à rentrer à pied jusqu'à chez lui. Il préféra ne pas prendre le train souterrain par lequel il s'en retournait d'habitude le soir venu, et rentrer à pied pour une fois, trois quarts d'heure de marche même si le trajet s'y prêtait mal, avec son décor de voies rapides, d'entrepôts et de rues vides bordées de tours opaques. Le besoin de sentir l'espace et la distance alors qu'on restait toute la journée et toute la nuit dans des espace clos et confinés. Il constata bientôt que la personne qu'il avait croisée peu après sa sortie du travail marchait toujours derrière lui, qu'elle continuait de le faire alors qu'il tournait à droite dans la rue où il habitait. Il se retournait régulièrement pour voir si l'homme le suivait toujours, sans vraiment oser le regarder, comme s'il observait subitement les lampadaires ou les façades derrière lui. Il était inquiet en entrant dans son immeuble, à travers la vitre de la porte d'entrée il vit la personne qui le suivait regarder attentivement l'entrée du hall où il se trouvait, sans se cacher, noter minutieusement quelque chose, puis repartir en sens inverse.