vendredi 12 mars 2010

120 : jeudi 11 mars 2010

Ils n'eurent point à entreprendre le voyage de Hollande, ni celui d'Espagne. La rumeur de la merveille terrestre qu'ils venaient vendre les avait précédée à Londres, où tous les ors, les pourpres et les apparats furent déployés pour les accueillir. Stuart, Tudor ou Hanovre, omnipotent et plénipotentiaire sur terre aussi loin que s'étendait l'Angleterre, le souverain en avait décidé et personnellement y veillerait, sa couronne serait celle et seule à disposer d'autorité sur ce nouveau territoire fantastique. L'issue du commerce avec les émissaires des explorateurs francs-tireurs ne serait ni négociable ni incertaine, leur prix serait celui de l'Angleterre et anglaise autant qu'elle était déjà faramineuse serait la nouvelle terre. Il n'était plus nécessaire aux vendeurs de monde de se rendre auprès des cours hollandaises et espagnoles sauf si, dès que l'acquisition par l'Angleterre aura été entérinée, le goût désintéressé du spectacle des territoires ibériques et bataves était le leur.

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La plus grande bibliothèque de Paris (7) Toujours entre deux feux, ici et là. Tu parcours les lignes à longueur de journée, d'un rendez-vous à l'autre. Là par exemple, tu sais que tu as un peu d'avance, presque dix minutes. Tu portes un livre ouvert, mais tu ne le lis pas. Tu laisses flotter tes pensées dans le clair-obscur, tu les regardes défiler une à une, à mesure que les wagons dévorent les voies. C'est toujours la fin de quelque chose et le début d'une autre, parfois l'inverse, et tu aimes ces instants grappillés sur le monde. Tu voudrais que le rendez-vous soit bien plus loin qu'il ne l'est réellement. Rester encore quelques temps dans cet état d'irresponsabilité où rien n'est requis de toi. Tu as vaguement conscience que pour te mener sur ce chemin de douceur béate, des personnes travaillent, mais tu préfères ne pas y songer pour l'instant. Tu regardes par la fenêtre. C'est idiot de regarder par la fenêtre dans le métro, tu ne vois que les câbles des tunnels, les tags, les publicités tapageuses, le tout dans une tambouille colorée et informe mêlée au brouhaha des voyageurs. C'est encore plus idiot avec un livre ouvert sur les genoux. Mais au même titre que le conducteur de la rame ou les techniciens de la maintenance, tenir ce livre et laisser filer ton regard vers l'extérieur sont les contreforts essentiels de cet état de quiétude. Encore six stations, tout un ruban de rêve.

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Je m’appelle Jean-Maurice ou Jean-Marcel. Ou un quelconque autre nom, ringard ou ridicule, dont m’ont affublé ceux qui m’ont retrouvé récemment. Je suis un squelette. Un petit squelette d’environ 40 cm de long. Pas celui d’un enfant. J’ai été fabriqué. Sans doute avec le crâne d’un gros oiseau, un busard par exemple, fréquent dans la région, avec trois grands trous, deux pour les yeux, un pour la bouche, grande ouverte, à la place du bec. Du coup, j’ai vraiment l’air de hurler tout le temps. Mes os sont ceux d’un poulet ou d’une grive, ainsi que des petits tubes de plastique blanc, adroitement assemblés avec des fils de fer et des ressorts pour former une cage thoracique bien régulière de 14 côtes, 7 à droite, 7 à gauche, des bras, des jambes, des mains avec des doigts crochus, disproportionnés, et enfin des pieds, eux aussi, d’une longueur appréciable. Je suis confortablement allongé dans mon petit cercueil, en bois de pin teinté en noir, tendu d’un tissu bordeaux moiré de motifs à fleurs et fermé par une vitre coulissante pour que l’on puisse me contempler sans se donner la peine d’ouvrir la boîte. J’ai un air un peu terrifiant et ceux qui me voient sont mal à l’aise. C’est fait pour.