mercredi 17 mars 2010

125 : mardi 16 mars 2010

Il est resté en Haïti après le tremblement de terre, et même après sa réplique quelques jours plus tard. Sa femme avait été rapatriée avec leur fils de 3 ans et l'enfant qui était sur le point de naître. Lui dont ce n'était pas la terre natale, voulait rester sur l'île et porter secours aux habitants, de Jacmel à Port au Prince. Ce n'était ni par courage ni par désintérêt pour sa propre famille, qu'il savait maintenant en sécurité. Il n'avait rien à prouver à personne. Mais il ne lui était pas possible de faire autrement. Il n'aurait pas pu partir après ça. Les maisons qui s'effondrent, les routes interrompues, les corps blessés, les cadavres abandonnés à l'air libre... C'est lui qui avait ramené Angela sur cette terre de malheurs, lui qui avait voulu, quatre ans plus tôt, découvrir ce pays et comprendre la culture de celle qu'il avait choisie pour femme. Il ne pouvait pas partir, pas maintenant. Même avec elle. Il avait besoin de déchiffrer ces images de chaos qui défilaient sous ses yeux, de mesurer l'ampleur de la situation, d'évaluer les dégâts, pour ne pas subir, ne pas se laisser hanté dans la fuite par un passé irréversible. Le sang froid de la population le confortait dans sa décision. Jamais l'idée de ne pas être présent à la naissance de sa fille ne l'effleura, ni l'inquiétude de Angela ni l'incompréhension du petit Toussaint. Il était happé par une nécessité qui occultait complètement ces sentiments pourtant légitimes. Penser se limitait au présent, à l'urgence de dégager les décombres, de soigner les vivants et d'enterrer les morts. Pas un instant il ne pouvait non plus s'imaginer à la place de l'un d'entre eux. Son instinct prenait le dessus. Il devenait une sorte d'animal qui devait organiser la survie de son espèce. Malgré les conditions difficiles il en était comme soulagé. Il découvrait une nouvelle part de lui-même, débarrassée du cérébral. Il se dépassait. Il devenait un autre en qui il avait toute confiance. Rien n'aurait pu alors le ramener en Creuse, dans la grange restaurée où Angela ne dormait pas, cherchant vainement à ressentir à nouveau les mouvements du bébé dans son ventre. C'est là que ses propres parents avaient bâti leur nid, pour protéger leur amour et regarder grandir leurs enfants à l'abri du monde. Il ne les oubliait pas, envoyant dès qu'il le pouvait un message électronique. "Je vais bien ne vous en faites pas, nous serons bientôt réunis." Jamais de date ni aucune précision sur la préparation de ces retrouvailles. Personne n'osait lui poser de questions, depuis longtemps déjà. Ils attendraient, comme ils l'avaient toujours fait.

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Il avait dû lui falloir beaucoup d'abandon et de renoncement, pour qu'elle me fasse monter chez elle. Et auparavant beaucoup d'abandon et de renoncement pour être aussi entreprenante avec moi, pour prolonger la conversation avec moi qui faisait l'intéressant, pour plus tard venir s'asseoir par terre à côté de moi, puis prendre ma main, la prendre et la laisser dans la mienne pendant que je parlais toujours comme si de rien n'était, de prendre ma bouche enfin en s'approchant doucement, puis le front posé contre le mien me dire que ça n'avait pas été si difficile. Elle avait l'air assez égarée et certainement l'était, on voyait tout de suite qu'elle avait été belle tant qu'elle avait pris soin d'elle, mais qu'elle ne le faisait plus, qu'elle avait réglé son soin d'elle sur son estime d'elle-même, et cruellement on voyait mieux son laisser-aller que ce qu'il avait eu à lui prendre. Elle cherchait de l'affection et m'avait trouvé pour lui en donner, j'étais d'autant mieux disposé à lui en donner et à en recevoir que je n'avais en rien prévu qu'un tel événement puisse alors arriver, aussi n'eus-je aucun comportement qui ait pu empêcher quoi que ce soit, empêché qu'elle m'embrasse, puis qu'elle me fasse monter chez elle. Chez elle était un bazar spectaculaire de magazines au sol, elle n'avait certainement pas dû prévoir non plus que quelqu'un viendrait, d'autres détails peu ragoutants disaient l'ampleur du manque d'affection dont elle souffrait, assez fort pour qu'elle préfère renoncer à cacher certaines choses que renoncer à un corps près du sien. Je vis tout ceci et ne m'aperçus de rien. Je ne le réalise qu'aujourd'hui, alors que j'y repense sans raison particulière accessible à ma conscience.

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L'heure de la peur(5) Soulagé grâce au paternalisme d’Albert, je me plongeai dans cette nouvelle enquête. Après l’appel de Nathanaël, je m’étais rendu au domicile de Jean-Yves Recohr, 67 rue Bonaparte dans le sixième arrondissement. Je m’étais fait passer pour l’adjoint de l’inspecteur Francart. Prétextant une affaire plus urgente encore, il n’avait pu se joindre à moi. Tel est le discours que je lui tint et lui, traumatisé, de s’en accommoder. Contrairement à la police, je voulais l’entendre quant au caractère général de Nadine. Ayant l’avantage d’être joint « économiquement » à Grunswald, j’étais mis au courant à chaque prise de décision. Je restais donc libre d’explorer le pan psychologique auquel rechigne tant la police. J’accréditais néanmoins leur méthode mais j’étais convaincu que les meurtriers grâce à qui nous remplissons nos colonnes de faits divers, avaient une histoire bien plus intéressante à raconter que le meurtre en lui-même. Il y avait leur histoire personnelle qui fondaient leurs mobiles. Je cherchais à commenter le meurtre comme un herméneute interprète un texte religieux ou philosophique. Faire parler de Nadine à Jean-Yves Recohr semblait être une tannée, d’autant plus que je lui demandais d’être le plus objectif possible, en vain. Il avait un sourire dépité lorsqu’il m’ouvrit la porte de son appartement. « Je suis désolé de vous recevoir dans cette tenue (il portait une robe de chambre en soie bleue nuit) mais je ne vous attendais pas après dix heures du soir. Allons dans mon bureau, si vous le voulez, nous serons plus tranquilles. » C’était un homme d’une quarantaine d’années à l’aspect cotonneux. On le sentait doux avec ses yeux tombants et sa chevelure encore dorée.« La première fois que je rencontrai Nadine, c’était à la galerie Lovant dans le Marais. Elle était là pour commenter certaines lithographies de Munch qui étaient mises en vente après le décès de leur propriétaire. J’ai tout de suite été séduit par son aisance rhétorique grâce à laquelle toute son interprétation devenait limpide et ronde. On était envoûté par tant d’intelligence et de brio. Elle symbolisait vraiment l’excellence académique. Ce n’est qu’avec une prétention toute relative, je suis commissaire-priseur, que je me décidai à l’aborder timidement. Nous bûmes du champagne avant de prendre un taxi pour cet appartement-ci. La relation n’était pas vraiment symbiotique, je lui courais beaucoup après, mais cela me plaisait tant elle paraissait détachée de tout. Troublé par cette aisance, je décidai de suivre secrètement un cours qu’elle dispensait à Michelet : Munch et le cercle. Elle faisait de lui un peintre à système comme on dit d’un philosophe qu’il a un système. Elle me surprit un jour au coin d’un amphithéâtre et comme un élève fautif, je l’attendais penaud à la sortie. Elle jubilait de ma soumission et m’invita chez elle, à Fontenay-sous-bois. Nous fîmes l’amour avant d’être interrompus vers cinq heures de l’après-midi par ses enfants qui revenaient probablement de classe. Son attitude changea à l’instant même où elle les entendit s’installer dans la cuisine. Je me demandais comment une femme d’apparence si distante voire aristocratique, pouvait hurler à ce point. J’étais pétrifié en serrant le nœud de ma cravate et lui demandais, avec regret, ce qui n’allait pas. « Toi t’occupes, tu ferais mieux de partir, ta femme doit t’attendre. » Je descendis l’escalier avec force pour paraître digne devant ses enfants avant que je ne les vis beaux de douleur assis autour d’une table, en train de boire un chocolat chaud. » Concentré à l’écoute de ce témoignage, le téléphone hurla à mon oreille sa mélodie stridente : c’était Nathanaël.