dimanche 7 mars 2010

115 : samedi 6 mars 2010

Bien sûr, quand la cafetière est vide on est déjà en retard. Rien ne sert alors, chers actifs, de trembler la cuillère pleine de café moulu au-dessus du filtre. Non, il est bien plus judicieux d'assumer son retard et de préparer son arrivée. Vous ne pourrez qu'apprécier les effets de votre mensonge. Dire "je suis désolé mais il y a eu des bouchons énormes sur le périph'" est une manière détournée, et somme toute grossière, d'avouer votre goût pour le prélassement matinal. En revanche, assumer son retard en préparant son café est le meilleur moyen de libérer son esprit. C'est le moment idéal pour établir et étayer votre plan. Commencez par imaginer quelque chose de probable mais qui n'arrive que rarement. Ensuite, vérifiez la concordance des heures de votre départ et de l'accident. En outre, choisissez un lieu éloigné de votre bureau. Enfin, il est primordial de choisir comme coupable une institution plutôt qu'une personne physique. Ça impressionne et on oserait jamais vérifier. Je vous raconte ça parce que ce matin, mon goût pour la vautre matinale se doublait d'une formidable migraine. Le troquet m'avait encore attiré dans ses entrailles avinées. J'ai donc imaginé dans le rayon de lumière qui traversait ma cuisine, un évènement qui provoquerait la compassion de ma direction. "Quand je suis sorti de chez mon studio, boulevard Henri IV, il était sept heures trente. Je pars toujours tôt pour avoir le temps de bien commencer ma journée de travail. Vous connaissez mon dévouement à la tâche. Et bien ce matin, la garde républicaine était de sortie. Les chevaux, dans le froid et la brume de janvier, hennissaient en claquant leurs fers sur le macadam. J'étais sous le charme de ce convoi de chair et de fer et décidai de m'en approcher. En tête, se trouvait un cheval plus nerveux que la moyenne; il dansait véritablement. J'arrivais à sa hauteur quand le garde au casque d'or m'ordonna de m'éloigner et moi, à ce moment, de trébucher contre une souche d'arbre . Un cours moment et je heurtai le sol, le cheval m'écrasant la main." Bien sûr, dans la lumière révélant la poussière de ma cuisine, j'ai du placer la dite main à l'encoignure d'une porte et la claquer violemment. On jugera ainsi de ma bonne foi. J'ai un arrêt de travail d'un mois, je suis agent courrier.

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On roulait au ralenti dans une rue résidentielle proche du centre-ville de Rennes, des deux bords de petites maisons en grès avec des encadrements de portes et de fenêtres en granit, peut-être cherchions-nous une place pour stationner, nous n'habitions pas loin. Roulant au pas, une passante de la rue déserte nous fit signe de nous arrêter pour nous parler, une jeune femme brune dont le visage venait de pleurer, elle avait séché ses joues mais les yeux toujours humides et les narines toujours plus fines de l'humidité qui vient des larmes. Elle nous demandait si nous connaissions le chemin qu'elle devait suivre pour partir à Vannes en auto-stop, la voix et les gestes pleins de détresse et d'urgence, au bord de la panique et les deux pieds dans le désespoir qui était son énergie. Nous tachâmes de la renseigner le plus clairement que nous le pouvions, essayâmes aussi de faire de nos paroles calmes et bienveillantes un soutien qui ne se disait pas, mais qui disait aussi notre impuissance, l'impuissance à guérir la catastrophe qui devait l'habiter alors. Nous dûmes lui demander si ça allait, plutôt si ça allait aller, elle dût éluder et nous partîmes nous deux en voiture toujours à la vitesse du pas, elle par une autre rue, en direction de la route que nous lui avions indiquée, où passeraient des voitures roulant vers Vannes. Quelques instants plus tard, nous nous dîmes ce que nous avions l'un et l'autre pensé, que nous n'avions rien de particulier à faire de cette grise après-midi de samedi et que les quelques dizaines de francs d'essence que nous auraient coûté un aller-retour Rennes-Vannes n'étaient pas grand chose, et que nous aurions pu l'y amener plutôt. Nous ne le fîmes pas et eurent certainement tort de ne pas le lui proposer. Cette timidité était probablement due au caractère inhabituel d'un tel comportement et qu'inhabituel certainement il aurait été perçu comme tel, et peut-être douteux ou inquiétant. Ce n'est pas tant de l'amener à Vannes qui nous aurait semblé être un service, mais de lui montrer de la gentillesse et de l'attention pour tâcher de l'apaiser. Aussi, la détresse que cette jeune femme nous avait présentée était telle qu'elle semblait ne pouvoir être calmée par le monde extérieur, par le fait de se rendre à Vannes, mais nous ne connaissions rien de son histoire. Juste qu'elle se sentait très mal et qu'elle devait aller à Vannes, en auto-stop. Nous ne la revîmes plus après qu'elle a emprunté la rue que nous lui avions indiquée.

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Cette année là les loups avaient été vus dans les alentours de la ville dès le début de l'avent. Le froid s'était installé, blanchissant de gel la terre, et le vent du nord avait soufflé pendant des jours, pénétrant à travers les plus épaisses mantes, troussant les cottes, bousculant les passants. Une charrette avait versé sous une rafale au bord de la rivière, et malgré les efforts des gars pataugeant près de la rive, dans l'eau coupante, pieds tordus sur les galets, agrippés à des branchages, son chargement s'était perdu. Ils étaient là, dans la cour devant le manoir, pressés de se chauffer, transis dans leurs vêtements de lourde laine trempée, et tremblant plus encore dans l'appréhension de la colère de Maître Guilhem, l'intendant au mauvais visage.