Il
y a d'un côté l'écran, la page, l'enclos vierge; de l'autre la matière brute,
une multiplicité d'éléments épars. Au départ il s'agit d'un certain angle,
ou plutôt, d'une perspective. Ensuite dans un ensemble d'outils,
d'instruments, l'usage de toute ressource de tout moyen ou artifice qui soient
propices, et les techniques pour s'en servir. C'était l'occasion idéale pour
s'exercer, et par cet entraînement, de découvrir, explorer, et ainsi,
l'occasion de procéder à toute forme de tentative, dans ce travail liminaire,
préparatoire à autre chose, cette esquisse où tout reste à achever. Le creuset
où l'on peut tester divers procédés, les mettre à l'essai; de suivre une piste
ou de la délaisser, d'éprouver les cohérences ou incohérences de ce qui n'a pas
encore de forme, de structure. Fixé dans un entre deux, privé de l'état du
définitif, c'était le lieu où il était possible de se saisir de l'ensemble des
possibilités qui se présentaient, de s'en emparer, de les estimer, les évaluer
par le fait d'en user, sans que cela porte à conséquence d'une façon ou d'une
autre... C'était alors le lieu où l'on avait tout loisir de produire, de
supprimer, de déplacer, d'intervertir, de définir, de séparer ou de réunir,
de tester une certaine approche, ou une autre, une forme particulière
d'agencement, puis une autre; de construire, déconstruire, de transmuter,
transfigurer une réalité, d'avilir ou de sublimer, de mettre à
l'épreuve des caractéristiques de substituabilité, de transférer, de signifier
pour signifier, le tout dans un espace sans référence, non formaté,
architecture non arrêtée, lieu de l'esquisse, du transit, de l'éphémère,
territoire d'impermanence.
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C'était un anniversaire
quelconque, un regroupement partiel chez les parents. C'était les aimer tous,
et être contente d'être là dans la chaleur du clan... C'était un de ces jours où
le discours entre ce qui rodait en soi était trop étranger, trop loin de cet
univers. C'était éviter d'écouter, pour éviter de contredire. C'était regarder,
derrière la petite table chargée de bouteilles et de verres, la bibliothèque
basse, son bois blond, les vitres et panneaux entre les deux colonnes, la
perfection des proportions sages qui parlaient restauration, c'était retrouver
sa présence dans le bureau du grand père, le divan qui vous accueillait pour un
temps, les lectures nocturnes de livres tacitement déconseillés. C'était, sur
le marbre, l'éventail déployé du livre chinois et la succession de sages, leurs
costumes et attitudes subtilement variés, l'habitude de les regarder un à un
dans les longues heures d'ennui, dans un des petits fauteuils de l'appartement
parisien. C'était, devant leurs robes raffinées, le bois fruste, la vitre cassée,
l'aiguille éternellement tombée à côté de l'axe, la boussole prise sur une
jonque arraisonnée. C'était se lever, la prendre, vérifier que depuis longtemps
plus personne ne pensait à mettre un grain de riz pour le maquoui. C'était ne
pas penser que cela devait nous porter malheur.
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En
bas, longeant les jolies maisons aux toits colorés qui s’étagent sur la pente,
la chambre ouverte et coulante du fleuve réfléchit la lumière sur les pierres
alentour et sur les amoureux. Ici, le vent a de l’espace ; il balaie par grands
aplats la surface de l’eau. Et l’air merveilleux pétille et papillote en
lui-même, tout autour, comme un Prosecco vénitien (ce vin mousseux délicieux).
L’air lumineux, le vent, font du fleuve un tissu qui tour à tour se froisse,
s’imprime de motifs fugaces, s’argente et miroite. Mais le plus important
consiste dans la rencontre de cette belle atmosphère avec le visage des
amoureux. Quand l’air, fort de sa douce et tonitruante évocation de l’hiver à
venir, shampouine leurs cheveux, lave leur peau dans l’explosion tranquille de
ce jour automnal, il y a quelque chose qui plonge les amants dans une joie
profonde et assurée. C’est une sorte de restauration de la limpidité acérée du
climat de leur enfance, quand Hippolyte jouait dans la plaine, quand Yseult se
promenait dans la campagne. Là aussi, le vent vivifiant avait de l’espace. Aux
premières fraîcheurs de la saison, il portait ce goût d’un je-ne-sais-quoi
acerbe, virulent, dont la quantité discrète, au sein de la quiétude de l’été
finissant, relevait la saveur de tout le jour. C’était la promesse d’une vie
d’aventure. Cela préfigurait les épreuves dont on sort grandi. Cela voulait
dire la mort comme moteur de la vie. Et c’est bien cela que les amoureux
retrouvent sur les berges du fleuve quand ils se dirigent aimablement vers ce
petit restaurant.