samedi 29 octobre 2011

701 : vendredi 28 octobre 2011

Est-ce en raison de sa phobie des souris que Léon ne parvint jamais à concilier son goût de la maïeutique avec celui des sports d’hiver ?


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Pendant l’absence de Tamel et de son frère, le village des Hûles faillit être aspiré par un vent violent, presque un cyclone qui tenta de l’arracher à la crique où les deux jeunes garçons l’avaient pourtant solidement arrimés. Quelques toitures furent soulevées, un ou deux pavés furent même emportés, mais étrangement, aucun des êtres vivants, humains ou animaux, ne ressentirent l’action de ce tourbillon. Au milieu des éléments déchaînés c’était comme si ce courant, cette volonté qui agissait à distance, était impuissante à localiser les occupants du village. Lorsque le calme revint, on s’aperçut que, dans toutes les maisons, les statuettes, les tableaux et jusqu’au moindre dessin, toutes les représentations imagées avaient disparues. Mais pas une puce ne manquait sur le dos des chiens.


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Immobile, au bout du sentier, l’enfant semble attendre. De temps en temps, elle lève la tête et regarde les nuages. Six ans, sept ans pas plus, des cheveux bruns, raides, tirés en arrière et noués avec un ruban. Elle est de dos, on ne voit pas son visage. Elle respire vite, comme si elle avait couru. Sa main gauche est fermée, elle y protège quelque chose. Elle est vêtue d’une veste en lainage bleue qui cache en partie sa jupette sombre. Des collants épais recouvrent ses jambes. Elle est chaussée de bottines rouges à lacets. Elle reste là longtemps jusqu’à ce que son petit corps frissonne. Alors elle se remet en marche, d’un pas plutôt sautillant. Une petite voix claire et chantante se fait entendre. Le vent se lève, les branches des arbres s’agitent, abandonnant ainsi leurs dernières feuilles. La petite s’amuse à les suivre des yeux jusqu’à ce qu’elles se posent au sol. Puis elle s’assied… Songeuse, elle se dit que leurs couleurs sont aussi belles que celles qu’elle a peintes l’autre jour pour sa maman. A-t-elle regardé sa peinture ? L’a-t-elle simplement déroulée ? Elle n’en sait rien, son petit visage se fripe, non, elle ne veut pas pleurer. Il faut qu’elle soit forte, elle a encore beaucoup de chemin à faire. Elle se relève, secoue sa jupe, ouvre sa main et compte ses sablés. Un, deux, trois ! Peut-être… oui ! Elle peut en grignoter un. Juste un. Elle s’applique, ferme les yeux. Elle se souvient… Sa maman avec le grand saladier, la farine qui l’avait fait éternuer, l’odeur du beurre, l’œuf qu’elle avait failli casser. Puis les grandes plaques dans le four et les sablés tout dorés qu’elles avaient fait refroidir avant de les ranger dans la grande boîte en fer un peu rouillée. « Cache tes yeux, on les mangera à Noël ! », avait chuchoté sa maman d’une voix joyeuse. Elle s’était prêtée au jeu. Mais ça, c’était avant ! Son petit front se ride, elle compte sur ses doigts : un, deux, trois. C’est pour ça qu’elle a pris trois sablés, pour ne pas oublier. Maintenant, elle est seule dans la forêt, elle doit marcher, ne pas penser à ce qui est arrivé. Parce que son mal au ventre l’empêchera d’avancer si elle se met à y penser. Alors elle décide de compter ses pas pour que sa tête ne travaille plus. Elle connaît le chemin. Elle y a gambadé plusieurs fois, avec sa grand-mère, quand celle-ci pouvait encore venir la chercher. Elle se cachait derrière un buisson, un tronc d’arbre, elles jouaient au loup toutes les deux… Elle aimait bien observer le visage tout ridé, les yeux écarquillés, mais surtout, la voix un peu inquiète qui l’appelait. Elle la guettait et hop ! Elle sautait derrière elle pour lui faire peur. Ca ne marchait pas vraiment…Grand-mère éclatait de rire à chaque fois ! C’est chez elle qu’elle va maintenant, toute seule, comme une grande. Il faut marcher plus vite… et surtout ne pas se retourner. Jamais ! Elle fait de plus grands pas, voilà, comme ça, c’est bien ! Maman serait fière d’elle, de son allure décidée. Ce sont les mots qu’elle employait. Là, la clairière aux papillons ! Le vieil arbre creux ! Un, deux, trois ! Le gros trou qui se remplit d’eau à chaque pluie ! Le terrier du renard, la grosse fourmilière, le petit bois des touffus, la pente des glissades… Un jour, elle l’avait descendue sur les fesses…grand-mère s’était fâchée. Un, deux, trois, un, deux, trois, un, deux… trois, ne te retourne pas, marche, marche, marche ! Elle guette la barrière du petit pré. C’est la fin du sentier, elle y est presque, les moutons sont là : aujourd’hui, elle ne s’arrête pas. Elle est essoufflée, son mal au ventre revient. Sur son visage, de grosses larmes coulent, elle renifle et accélère. Elle serre les sablés dans sa main, elle sent qu’ils s’écrasent. Un, deux, trois, un deux, trois, elle passe le petit pont, court jusqu’au lavoir, s’asperge le visage, ralentit, s’arrête. Son cœur bat trop vite, elle ne peut pas, non, elle ne peut pas lui dire…Elle souffle fort, inspire, souffle encore, c’est sa maman qui lui a appris à contrôler sa respiration, comme ça, oui, doucement, voilà ! C’est bien, bravo! Un, deux, trois… le petit portail du jardin… un, deux, trois… les marches… un, deux, trois… la sculpture de grand-père… un, deux, trois… le vieux banc qui gratte… un, deux, trois… attention, les orties ! Stop ! Elle arrange sa jupe, tire sur ses collants, essuie ses yeux, respire un grand coup, tente un joli sourire sur une jolie frimousse. Maman disait ça aussi, avant. Elle pousse la porte, entre, ouvre la bouche pour parler et ne comprend pas pourquoi les mots ne viennent pas. Elle dépose les sablés en miettes sur la toile cirée, se blottit dans les bras de la vieille femme, n’entend rien d’autre que son cœur qui bat trop fort et ce long hurlement qui sort de sa bouche. Elle se bouche les oreilles. Petit à petit, elle se calme, elle sent les caresses sur ses cheveux. Alors, elle relève la tête et martèle bravement : un, deux, trois, maman n’est plus là, un, deux, trois, maman n’est plus là, un, deux, trois, elle s’est pendue, un, deux, trois, je suis là, un, deux, trois, grand-mère, garde-moi, un, deux, un… J’ai les jambes en coton... Tu te souviens, grand-mère, c’est maman qui disait ça ! Mais ça, c’était avant !


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Le lampadaire s'alluma poussivement. - Ça sent la soupe des pieds, qu'est ce qu'on fait dans cette zone ? L'autre répondit que quand le vin est tiré, il faut le déguster. Le marin pensa que même pas arrivée à son zénith, sa vie risquait déjà de finir, une idée saumâtre dès son apparition. L'autre lui demanda de se détendre du genou, ensemble ils mettraient un peu de sel dans cette journée, de futurs bons souvenirs pour leurs os et le reste. Le marin savait qu'on le surnommait vautour quand il avait le dos tourné, il ajouta - Dis pas le contraire, c'est vilain. Rien ne le gave plus que cette pauvre attente dans ce terrain vide et mal éclairé, quand ils auront mis la main sur le trésor, à eux les grives, les côtelettes et les ortolans aux boutons de rose. La silhouette à côté de lui murmura : Met de l'eau dans ton vin, reviens avec moi, rien ne prouve qu'il y a un trésor ici, je ne sais même plus quelle heure on est ? Depuis qu'on est ensemble, le temps ne passe plus pareil... Midi ou minuit, quelle importance quand alentour est nuit, tellement dense que ça fout les foies. Mais pourquoi tu pars ? La voix du marin crissa curieusement entre les consonnes : - c'est vilain ce qu'on fait. Je préfère la trahison à l'échec. La lumière s'éteint une seconde. La femme pleura - Vers quoi tu pars, embarqué dans quelle dérive sur trop d'eau, trop salée, quand ça fait des plombes qu'on aurait dû dénicher l'or, ras-le-bol, si on ne peut même pas miser sur quelques brides d'espoir... Le marin parla de celle qui l'avait invité à sa table, ils avaient trinqué, les aubépines n'étaient pas encore écloses, un rouge-gorge chantait, une femme qui n'était pas hantée, elle, par une quête insensée pour effacer son insignifiance... La femme remarqua un bouton qui venait d'apparaître sur la joue mal rasée du marin. Surement le vin acide au goût vilain. Il la dévisagea d'un air buté, en se demandant qui c'est, comme si une inconnue venait d'apparaître en face de lui. Grande, aux cheveux roux, qui lui ressemble un peu. Ce ne serait pas ma mère ? Tu ne veux pas percer mon bouton ? Il me gratte, je crains qu'il en sorte une soupe de pus. Après, je me casserai, je retournerai à la lumière libre, je briserais la nuque du temps. Le soleil restera à la verticale. Il l'attrape, la ceinture. Elle soupire d'une voix de gamine, jeu de mains, jeux de vilains, vaudrait mieux pour ton esprit que tu laboures des champs pour y semer du sel ? Il s'énerve, crie - Tu m'appâtes avec un trésor inexistant, c'est ta faute si je suis dans cette merde ! Elle crie que chacun voit midi à sa porte et celle de ta lucidité est tellement étroite. Que quand la cruche est pleine, il faut trinquer. Le lampadaire grésille, s'éteint. - Mais quelle soupe merdique sort de ta bouche ? Dans le noir, statues de sel, ils restent.


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Derrière la ligne presque invisible qui ne mélange ciel terre, il y a l'autre monde. Celui des autres. Un monde abandonné à son sort depuis longtemps. Un monde du passé, mais d'un passé qui gesticule, qui remue comme on agonise. Aller là, vois-tu, c'est revenir en arrière, et ce n'est pas très encourageant. Aller là, vois-tu, c'est devoir remettre les prothèse, les masques dont on s'était déchiré avec peine. Peu importent les paroles proférés sur le chemin, la mule avance, dodelinant tranquillement, de cet air ridicule et périlleux des équins, comme si seulement marcher comblait les aspirations d'une vie, et évidemment elle ne répond pas à Farigoule. Farigoule n'a peut-être pas émis de son, d'ailleurs, et même s'il le croit. Les détours sont éreintants, pour tous les deux, pour la mule c'est un effort de se couler dans le lacet, pour Farigoule Bastard, c'est piétiner à nouveau sur ses pas. Parce qu'on a voulu passer par chez la Vieille, c'était l'occasion, on a d'abord pointé au sud, jusque derrière la Montagne ; puis revenir, remonter, pour retrouver la vallée qui permet d'avancer un peu au replat. La visite à Celle nécessite un nouveau col, et c'est encore une journée ou deux. Pour une autre vallée. Vers alors une troisième étape, la Balise, où se séparent les deux mondes : celui des humains devant, et celui de Farigoule Bastard. Celui vulgaire, bavard et plat, et la Baronnie. On n'est pas encore entré dans leur plaine à eux, ce grand organe étique, épineux, on dirait crevé, et étalé jusqu'au grand fleuve. On est encore dans nos marnes à nous. Dans le fossile du monde. La mer est là : pétrifiée. Les vagues se perpétuent de gris et de noir. On est encore aussi dans les buissons, les genêts et les bugranes, les grandes herbes dorées qui éventent, les rochers gréseux qui dégringolent. On doit passer la cluse, de grands blocs blancs renversés témoignent des tumultes d'hier, et au fond une ancienne bâtisse qui s'est étayée de leur massif. Un bout de ruisseau, aussi, pour la mule une aubaine, après cette première montée poussive. Ce n'est pas qu'elle peine à remplir l'office qui est dévolu à son espèce depuis la nuit des temps (il est enté en elle sous la forme de ses pattes). Ce n'est pas qu'elle renâcle à maintenir la pression de tous les muscles, et qu'on appelle endurance. C'est que l'instinct animal présume qu'elle n'a pas d'histoire dans un monde nouveau, elle soupçonne comme les animaux font : nerf et sang, et dans ce soupçon elle ne se retrouve pas, elle présage d'un sentiment très simple pourtant, comme un rocher ou un genêt pour un chemin, chez nous on l'appelle mémoire ou amour, pour les mules et autres bêtes proches, ce sentiment porte le simple nom de la mort. Il n'est jamais connu, il n'est que pressentiment. Chez nous il est d'hier : il est ici annonce, signal, sentiment diffus d'avant saut. Alors boire, c'est repousser ce bruit de fond dans les oreilles, ce bourdon, qui enfle ou s'épaissit à mesure qu'on avance. Boire c'est oublier.