samedi 15 octobre 2011

688 : vendredi 14 octobre 2011

Léon, avant de noyer son désespoir, prit soin de l’accuser de la rage.

----------------------


De l'autre versant une vallée profonde dont le fond baigné d'une obscurité mate échappe... Un chemin étroit grimpe au flanc d'une montagne pelée, des pentes s'élèvent jusqu'à toucher piquant du ciel, des pentes de terre aux teintes qui varient selon l'altitude. Au-dessus arrivent les masses grises des roches, plusieurs centaines de mètres qui se transforment progressivement en aplats de neige de plus en plus brillantes, jusqu'aux cimes triangulaires qui se découpent nettement sur les premiers cumulus... Finie la moiteur tiède de l'atmosphère et l'humidité constante qui épaissit les cordes d'escalade. Suis-je pas prêt pour l'ascension, quelque chose se sert dans mon plexus. Avancée dans un froid sec qui enchante... J'aperçois un village qui ne se trouve pas indiqué sur ma carte rudimentaire: maisons aux fenêtres étroites, écharpes de fumées sortant des portes. Dans l'embrasure de la dernière demeure, une dizaine de femmes disposent des plats sur un buffet sculpté au couteau. De longs cheveux noirs encadrent leurs visages ovales. Allongées comme des feuilles de rhododendron leurs paupières lourdes cachent des pupilles d'encre. L'une me fait signe de m'asseoir près du foyer, elles me gavent de viandes odorantes et de tubercules tièdes tout en remplissant inlassablement mon verre d'hydromel, l'une commence à jouer d'un instrument à corde, deux autres chantent des airs différents pendant qu'on me masse les pieds. Dans ce cocon où chacun de mes sens est dorloté, tous les noeuds de mon corps s'apaisent, toutes mes blessures s'évanouissent comme a disparu la brume givrée de la vallée... Craack, le plafond de la maison se décroche, se détruit dans les airs, je ne sais par quel miracle, je me retrouve pieds par dessus tête, propulsé dans les nuages... Une cuirasse d'or enserre mon torse, un casque d'acier serre mon crâne, un lourd bouclier ouvragé calé sur mon avant-bras. Et au poing, un glaive miroitant. J'atterris sur un haut plateau où sont déployés des colonnes de fantassins. Galops effrénés de cavaliers qui stoppent juste devant moi, ils attendent des ordres. Pour la première fois de ma vie, je suis prêt. Puissent les dieux nébuleux de cette contrée ignorée me faire gagner la bataille ! Qu'il commence, mon règne...


----------------------


Farigoule Bastard est assis à la table de la Vieille, à présent. Une main qui tient la blague à tabac, l'autre la pipe. Il ne regarde pas mais ausculte ; elle ne regarde pas mais s'échappe. Il y a une petite fenêtre au verre noirci des cuissons, et cela suffit, chas au barrage de Farigoule, pour se précipiter, bouillonnant et violent, dehors. Les choses qui doivent être dites. Elles sont mises de côté, ajournées, dans la cahute de terre battue, et il y l'eau qui bout, sur la fonte de la cuisinière au bois, et cela suffit à distraire aussi. Les mains sont détachées du corps, mais elles ne s'ébrouent pas dans la même clairière que les yeux de la Vieille. Elles reposent, cireuses, presque fondues au noyer. Elle ne veut pas de lui ici, elle lui a ouvert la porte à contre-cœur, pourtant inexorable, comme on accueille les pires tâches du jour. Cela fait maintenant peut-être vingt ans que les deux-là se côtoient. Mais jamais ils n'ont été si éloignés que la table peine à les contenir. Ce qui sépare accole, pourtant, et ils se trouvent pourtant dans la même pièce confinée de suie, et il va falloir amorcer la mèche de leur retrouvaille, même si c'est de loin qu'on part. Alors qu'il malaxe dans sa bouche les deux ou trois mots servile qui serviront d'appui, c'est elle qui enclenche, et à le surprendre. Tu as passé par le col de l'Homme Mort ? comme si elle ne savait pas que, pour se rendre à elle, il n'y avait pas d'autre chemin — mais c'est pour dire. Pour dire dit-il Oui Par le col. Si elle ne parvient pas à saisir les maigres brins de cette étincelle, il faudra encore attendre, et la voilà qui se lève, parce qu'elle préfère encore attendre, et délayer, que d'énumérer si maigre butin, et ne se hâte guère pour ôter l'eau, saisir deux bols infâmes, et les poser chacun en face d'eux, puis continue sa course, et d'un bocal parmi les bocaux, elle extrait une brindille chacun — on ne voit pas d'ici quoi — et les jeter dans la casserole qu'elle recouvre. Dix minutes, mais ces mots sont sortis tout seuls, comme si elle avait parlé à elle-même, elle s'en repent, mais signe, Dix minutes et c'est prêt. Dix minutes d'insoutenable évasif, serpillères d'humains que trop de dégâts ont usées, que trop de repasses ont effilées, salies, déchirées. J'ai passé aussi par le Broc Ils ont coupé presque tous les tilleuls. Elle lève les yeux, et les plante en lui, comme si cette nouvelle revêtait soudain l'importance capitale, ou désignait un ailleurs concerné connu d'eux deux seuls. Indomptables conséquences ; ils sont comme l'eau, intenables. Ils sont comme l'eau le temps qui passe. C'est lui qui a la main, et pour s'en défaire, occupe les siennes à bourrer une pipe déjà trop lourde ou trop grasse. Elle verse dans les bols l'eau pisseuse. Farigoule Bastard est chez la Vieille et il compte bien y passer la nuit.


----------------------


En rêve, une assemblée de femmes, bleues, bleues des nuages du songe, ou bleues de la mort ? Une assemblée de femmes et le corps d'un bébé, potelé - visage d'adulte étonné, fossettes aux coudes, petits pieds ronds - et tout aussi bleu. Il bougeait lentement, détendu, sur le giron d'une vieille, jetait un regard à ce que les mains de toutes les autres lui présentaient, fleur, hochet circulaire, garni de clochettes, et plus grand que sa tête, coffret mystérieux, absurdités... J'ai trempé mon doigt dans une jatte de lait, calée dans les herbes, entre des pâquerettes, et lui ai donné à sucer, en interrogeant du regard la vieille, rigide, mais douce, brune au milieu de tous ces corps blafards. Elle m'a souri, a hoché la tête, m'a dit : « cela ne sert à rien. Ils ne mangent pas. ». La bouche du bébé ne réagissait pas, et j'ai eu peur.


----------------------


Regards hagards Quelque chose s'est passé, s'est produit aujourd'hui. Ici ? En soi, hors de soi. Un long moment... Je ferme les yeux, les cligne par instants. Je longe les lignes de force. Structures magnétiques... qui s'aimantent, qui m'attirent. Ondulatoires ou matérielles, toutes les toiles s'enchevêtrent - de par le monde entier il se déploie ces voies - lignes électrifiées, comme les fleuves qui tracent leurs chemins par delà les frontières - parcourent le monde de part en part - sans aller nulle part - au dedans des quadrillages numériques les signaux se déplacent se transportent d'un bout à l'autre de la Terre - voire plus si affinités - & dans l'instantané - l'océan d'information ne connaît semble-t-il aucune saturation, aucune limitation. Ce qui s'y est noyé? La tranquillité.